De la classe spéciale à la classe régulière

Une (ré)intégration en trompe-l’œil

Laurent Bovey

Résumé
Depuis une vingtaine d’années en Suisse, le « taux de séparation scolaire », c’est-à-dire le nombre d’élèves scolarisés en classe spéciale ou en établissement de pédagogie spécialisée, ne cesse de diminuer. Une partie des classes spéciales ont fermé et les élèves ont été réintégrés en classe régulière. Une autre partie de ces classes ont été transformées en dispositifs plus flexibles favorisant une plus grande mobilité des élèves. Deux recherches menées auprès d’élèves bénéficiant de mesures de pédagogie spécialisée dans le canton de Vaud montrent qu’une partie de ces élèves restent dans les faits séparés à l’intérieur des classes régulières, au fond de la classe, dans le couloir, dans un local de dégagement ou accompagnés une grande partie du temps par des enseignants et enseignantes spécialisées ou des assistants et assistantes à l’intégration. En outre, les élèves (ré)intégrés sont soumis à de nombreuses attentes comportementales et sont évalués en permanence, ce qui les pousse à mettre en place des stratégies complexes pour s’adapter aux exigences de la classe régulière.

Zusammenfassung
In den letzten zwanzig Jahren ist in der Schweiz die «Separationsrate», das heisst die Anzahl der Schüler:innen, die in Sonderklassen oder sonderpädagogischen Einrichtungen unterrichtet werden, stetig zurückgegangen. Ein Teil der Sonderklassen wurde geschlossen und die Schüler:innen wurden wieder in Regelklassen integriert. Ein anderer Teil dieser Klassen wurde in flexiblere Einrichtungen umgewandelt, die eine grössere Mobilität der Lernenden fördern. Zwei Untersuchungen mit Schüler:innen mit besonderem Bildungsbedarf zeigen, dass ein Teil dieser Schüler:innen innerhalb der Regelklassen faktisch getrennt bleibt; beispielsweise im hinteren Teil des Klassenzimmers, auf dem Flur, in einem Ausweichraum oder einen Grossteil der Zeit von Sonderschullehrkräften oder Integrationsassistent:innen begleitet wird. Darüber hinaus werden an (re-)integrierte Schüler:innen zahlreiche Verhaltenserwartungen gestellt und sie werden ständig bewertet. Das führt dazu, dass sie komplexe Strategien entwickeln müssen, um sich an die Anforderungen der Regelklasse anzupassen.

Keywords: classe spéciale, intégration scolaire, sociologie de l’éducation, Vaud / Bildungssoziologie, schulische Integration, Sonderklasse, Waadt

DOI: https://doi.org/10.57161/r2024-01-03

Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 14, 01/2024

Creative Common BY

Introduction

La transformation de l’école dans une visée inclusive est désormais inscrite à l’agenda de nombreux systèmes scolaires à travers le monde. C’est le cas dans le canton de Vaud qui incite depuis quelques années les établissements soit à fermer les classes spéciales pour réintégrer le plus grand nombre possible d’élèves dans les classes régulières soit à les transformer en « dispositifs interstitiels » (Ebersold, 2021). Ces dispositifs – classes ressources, classes de soutien, espaces pédagogiques – sont plus flexibles et permettent aux élèves de suivre certaines matières en classe régulière, ceci afin de faciliter une (ré)intégration ultérieure. Les classes spéciales tendent à ne plus être des dispositifs de scolarité alternative dans lesquels les élèves peuvent passer toute leur scolarité, mais sont davantage conçues comme des solutions provisoires dans lesquelles elles ou ils attendent une nouvelle orientation. Ces élèves sont à la fois considérés comme des apprenantes et apprenants en difficulté et soumis à une évaluation permanente, qu’elles et ils soient en classe spéciale ou régulière (Bovey, 2022). Après une première partie contextuelle présentant le mouvement de fermeture des classes spéciales, cet article propose d’analyser deux conséquences de la mobilité des élèves entre la classe spéciale et la classe régulière : 1) en pointant les injonctions comportementales auxquelles sont soumis les élèves des classes spéciales qui sont susceptibles d’être réintégrés en classe régulière ; 2) en analysant certaines stratégies mises en œuvre par les élèves pour se (ré)intégrer en classe régulière.

Afin de saisir les trajectoires d’élèves bénéficiant des mesures de pédagogie spécialisée et de comprendre ce qu’elles et ils vivent en situation de (ré)intégration, cet article mobilise deux recherches en sociologie de l’éducation. La première a été réalisée à partir d’entretiens semi-directifs menés auprès d’un groupe de 8 élèves issus d’une classe spéciale puis réintégrés en classe régulière (Bovey, 2015). L’analyse portait sur le rapport de ces élèves à l’école, au travail scolaire, aux pairs, à leurs enseignantes et enseignants. La seconde étude, réalisée entre 2018 et 2021 dans onze dispositifs de l’enseignement spécialisé du canton de Vaud, portait sur le parcours d’élèves assignés dans ces différents dispositifs et sur les transformations du métier d’enseignant et enseignante spécialisée ces dernières années (Bovey, 2022). L’analyse s’appuyait sur une démarche ethnographique : immersion prolongée sur les différents terrains et réalisation d’observations, d’entretiens informels et de croquis.

Une tendance à la fermeture des classes spéciales

Selon les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), le nombre d’élèves scolarisés dans des structures séparatives a diminué de 40 % en Suisse ces dernières années (Lanners, 2020), passant d’un taux de séparation de 5,1 % en 1999 à 3 % en 2021. Ce taux est calculé en additionnant le nombre d’élèves scolarisés dans des classes spéciales (rattachées administrativement à des établissements scolaires réguliers) et le nombre d’élèves scolarisés dans des établissements de pédagogie spécialisée (la plupart se trouvent sous l’égide d’associations ou de fondations privées et reconnues d’utilité publique par la Confédération et les cantons).

Il est intéressant de se pencher sur des données cantonales et de les analyser au regard des actions politiques locales. La Figure 1 présente l’évolution du pourcentage d’élèves séparés dans le canton de Vaud entre 1996 et 2023. Ce canton a vécu en 2019 une « mise en œuvre et [une] coordination des mesures spécifiques en faveur des élèves des établissements ordinaires de la scolarité obligatoire » (Département de la formation, de la jeunesse et de la culture [DFJC], 2019, sous-titre, p.1). Cette coordination de mesures nommée « concept 360 degrés » redéfinit notamment les modalités de financement des mesures de pédagogie spécialisée et supprime officiellement les classes spéciales nommées « classes de développement » dans le canton de Vaud.

Bien que le taux global ait diminué ces vingt dernières années, le taux de séparation dans les établissements de pédagogie spécialisée est resté quant à lui relativement stable. Le nombre de places disponibles y a très peu évolué en 20 ans et la baisse du taux (de 2 % à 1,7 %) s’explique par sa relativité à l’augmentation de la population scolaire générale. C’est du côté des classes spéciales que la baisse est plus importante (de 3,5 % en 1996, soit 2645 élèves, à 0,3 % en 2023, soit 275 élèves). On peut remarquer que le taux de séparation baisse brusquement en 2020 à la suite de l’introduction du « Concept 360 » et la fermeture décrétée des classes de développement. D’un point de vue statistique, ces élèves sont désormais comptabilisés comme des élèves de classe régulière. Les 0,3 % restants sont scolarisés dans des Classes régionales de pédagogie spécialisée (CRPS) qui accueillent au maximum dix élèves ayant des mesures de pédagogie spécialisée renforcées et jugés inaptes à suivre une scolarité dans une classe régulière.

Alors que le canton de Vaud avait un des taux de séparation les plus élevés du pays à la fin des années 1990 (5,5 % contre 5,1 % en moyenne en Suisse), il affiche en 2023 un taux de séparation bas (2 % contre 3 % en moyenne en Suisse). Cependant, l’utilisation d’un taux de séparation scolaire comme baromètre de l’inclusion pose plusieurs problèmes et incite à la prudence quant à son interprétation. Premièrement, un nombre important de classes spéciales fermées ces dernières années ont été reconverties en « dispositifs interstitiels », c’est-à-dire des espaces pédagogiques ou des lieux de ressources séparés de la classe régulière servant à accueillir des élèves ayant des besoins éducatifs particuliers à certains moments de la semaine. Ces dispositifs se situent entre la classe spéciale et la classe régulière ; les élèves les fréquentent de manière provisoire et à temps partiel. Étant rattachés administrativement à des classes ordinaires, les élèves qui fréquentent ces dispositifs sont comptabilisés comme des élèves de classe régulière.

Figure 1 : Évolution du pourcentage d’élèves scolarisés en classe spéciale ou en établissement spécialisé entre 1996 et 2023 dans le canton de Vaud. Données extraites de StatVaud

Note. Le taux de séparation scolaire est indiqué en % de la population scolaire totale dans l’enseignement obligatoire de l’école publique. Les classes spéciales n’incluent pas les classes d’accueil pour allophones ni les classes des institutions de la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ). Pour plus d’informations sur la méthodologie et les types de dispositifs, voir Bovey (2022)

Deuxièmement, à la suite de l’injonction du Canton à fermer les classes spéciales appelées « classes de développement », les directions d’écoles peuvent simplement avoir changé le nom de ces classes et les avoir appelées « classe trampoline », « arc-en-ciel » ou donné un numéro (p. ex., « VG7 »). Ces classes sont dès lors comptabilisées dans les statistiques comme des classes régulières et les élèves qui les fréquentent sont annoncés par les directions comme des élèves de classe régulière. Il s’agit dans ces cas uniquement d’un transfert administratif d’élèves sans que rien ne change dans le fonctionnement et le type de dispositif. Dans les faits, les élèves restent séparés dans une autre classe à temps plein. En somme, il s’agit de classes spéciales « déguisées » en classes régulières. Troisièmement, le taux de séparation ne prend pas en compte la situation des élèves (ré)intégrés en classe régulière. Bien que comptabilisés comme des élèves de l’enseignement régulier, certains sont mis à l’écart du groupe-classe, reçoivent régulièrement des appuis scolaires en dehors de la classe régulière ou sont accompagnés majoritairement par des enseignantes et enseignants spécialisés ou des assistantes et assistants à l’intégration. D’autres élèves sont même partiellement déscolarisés et sont à certains moments de la semaine à la charge des parents. Il est ainsi possible d’être intégré officiellement dans un établissement scolaire régulier, tout en poursuivant une scolarité séparative.

Une mobilité sous le signe de l’évaluation

Dès les années 2000, une partie des classes spéciales ont donc été transformées en « dispositifs interstitiels » qui se caractérisent par une fréquentation limitée dans le temps. Ces modifications ont également un impact sur la manière dont les enseignantes et enseignants spécialisés accompagnent les élèves. Qu’elles et ils travaillent désormais en classe régulière (avec les défis d’intégration, de négociation et de collaboration qui y sont liés) ou dans des dispositifs plus flexibles, leur métier a évolué. Dans ce contexte, une part importante de leurs tâches est consacrée à évaluer les élèves. Puisque la (ré)intégration est soumise à condition, il leur incombe en grande partie de déterminer qui rejoindra une classe régulière, une école spécialisée ou un autre dispositif jugé plus adéquat. À l’aide des informations contenues dans le dossier de l’élève (bilans, diagnostics, observations, résultats scolaires), les enseignantes et enseignants spécialisés opèrent en amont une sélection des élèves les plus prometteurs et les aident à se préparer au stage en vue d’intégrer une classe régulière. Une enseignante spécialisée interrogée sur mes terrains dit même se sentir comme un « centre de tri », car ses collègues de l’enseignement régulier lui demandent fréquemment de venir évaluer ou observer des élèves distraits qui perturbent la classe ou qui présentent des manifestations du trouble du spectre autistique.

Se trouvant désormais dans ces dispositifs de manière provisoire et attendant une réorientation, les élèves ayant des mesures de pédagogie spécialisée sont davantage évalués qu’elles et ils ne l’étaient auparavant. En plus des résultats scolaires, la (ré)intégration des élèves en classe régulière est conditionnée à l’acquisition de compétences (soft skills) les rendant « ‹ socialement acceptables › (maitrise de soi, structuration temporelle, discipline corporelle, modération langagière) » (Millet & Thin, 2003, p. 36). Ces critères « sont scrutés et deviennent les critères d’évaluation de la légitimité de la présence de l’élève » (Dupont, 2021, p. 134).

Dans les classes spéciales (celles qui n’ont pas encore été fermées) ou les dispositifs interstitiels, il est intéressant d’observer l’attention portée à ces compétences chez les élèves pressentis pour être réintégrés. Par exemple, l’enseignante d’une classe spéciale dit à Sylvain, un élève de 11 ans qui doit effectuer un stage dans une classe régulière :

Sylvain, arrête de bavarder. Je peux t’assurer que ça ne va pas se passer comme ça dans l’autre classe […]. Sylvain, tu dois travailler seul et te concentrer. C’est important quand tu seras là-bas.

Dans une autre classe de soutien (une classe à effectif réduit), l’enseignante spécialisée craint que Carlos, un élève de 9 ans diagnostiqué avec un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH), se fasse remarquer lors de son stage en classe régulière et que sa collègue qui l’accueille en stage ne veuille pas de lui :

Carlos, comment tu feras quand tu seras en stage ? Tu ne pourras pas te lever comme ça, aller où tu veux […]. Carlos, tu dois persévérer. Tu ne peux pas baisser les bras dès que tu n’arrives pas.

Ces préparations de stage s’apparentent davantage à des reprises en main ou à des sermons, selon la définition de Durler (2015), qu’à un développement de compétences. Au retour de stage, l’enseignante spécialisée exprime son soulagement que tout se soit bien passé avec Carlos :

Il a fait une note correcte en mathématiques pendant son stage. L’enseignante titulaire de la classe régulière a même confié à sa collègue sa surprise en lui déclarant « qu’on ne voyait pas que c’était un élève de soutien ».

Ces deux situations permettent de comprendre que l’enjeu pour les enseignantes et enseignants spécialisés est d’encourager leurs élèves à se rendre les plus discrets possibles pour ne pas déranger afin qu’elles et ils soient des candidats potentiels pour (ré)intégrer une classe régulière. Dans un premier temps, ce sont moins les résultats scolaires qui importent que le comportement des élèves et leur aptitude à satisfaire à la norme.

Une double contrainte

Les élèves qui transitent d’une classe spéciale à une classe régulière vivent souvent une situation de double contrainte. D’une part, elles et ils sont encore considérés comme des élèves en difficulté qu’il faut accompagner et dont le programme doit être adapté pour les aider à suivre le rythme de la classe régulière. Ainsi, ces enfants conservent un « casier scolaire » (Payet, 1995), c’est-à-dire une réputation d’élèves en difficulté, voire de « jeunes difficiles », dont elles et ils peinent à se défaire. D’autre part, ces élèves sont soumis aux règles qui régissent la classe régulière : compétition, attentes de résultats, injonction à bien se comporter, à faire preuve d’autonomie, d’assiduité, de persévérance, etc. L’opportunité de faire leurs preuves et l’espoir que représente cette (ré)intégration engendre du stress supplémentaire.

Dans ces conditions, leur statut d’élève est peu déterminé. Les aides auxquelles elles et ils ont droit (soutien pédagogique, temps supplémentaire ou utilisation de matériel spécifique) peuvent être mal comprises par leurs camarades. Askan et Adriano, des élèves réintégrés dans une classe de 10e année Harmos à la suite de la fermeture de leur classe spéciale, racontent qu’ils étaient accusés par leurs camarades de favoritisme :

Askan : Ils disaient « vous avez plus de facilité, vous avez le droit à une calculette, un aide-mémoire et nous on n’a pas le droit ». Mais ce n’est pas vrai.
Adriano : Ah oui, pendant le test, ils savaient que nous on avait le droit à l’aide-mémoire [de mathématiques]. […]. Ils disaient : « ouais moi je ne fais pas le test alors, si eux ils ont le droit, pourquoi nous on n’a pas le droit » […]. Il y a même le directeur qui est venu dans la classe pour expliquer.

La plupart des élèves rencontrés dans mes recherches relatent avoir été accusés de tricherie de la part des camarades lorsqu’elles et ils font de bons résultats.

William : Certaines fois, ils ont dit : « ah ce n’est pas possible, il a triché ». Ils étaient bluffés.
Interviewer : Tu le prends mal ?
William : Qu’on dise que je triche ? Ah oui ! Parce qu’en fait, comme une fois je me suis donné à fond, quand je fais une bonne note, donc la majorité de la classe fait moins bien que moi, je suis fier et content. Après qu’on vienne me rabaisser en me disant que « ah, mais tu as triché ce n’est pas possible », ça ne fait pas plaisir.

Parfois, l’accusation de tricherie émane du corps enseignant.

Adriano : Il [le maitre de classe] disait au début que je ne foutais rien. Après, quand j’ai commencé à travailler et il voyait que je travaillais, mais pour lui c’était que j’avais copié. […] Il n’y a pas longtemps, j’ai fait un test de calcul littéral. J’avais révisé vraiment… j’avais révisé vraiment comme un malade pendant quatre heures chez moi et mes potes ils étaient dehors, vous pouvez demander à K. [un de ses amis en classe], il m’appelait pour sortir, moi je disais non […]. Après le lendemain, je suis allé à l’école. Mon test, je l’ai passé tip top nickel. Je l’ai rendu. Mon prof il me l’a rendu le lendemain, mais il a appelé une de mes amies, comme quoi elle, elle m’aurait fait copier… voyez ?
Intervieweur : Tes camarades, ils savaient ? Tu as dit que tu avais travaillé à fond ?
Adriano : Ils m’ont d’abord posé la question : « tu as triché ou pas ? ». Je fais non, je te jure que non. Je vous jure, je n’avais pas triché. Après, ils m’ont dit : « même pas pour un exercice ? ». Je fais non, je te jure que non. Je n’ai pas triché […]. Et puis ils [des camarades] m’ont fouillé un peu les poches quand je suis sorti, mais je n’ai pas triché.

Derrière ces accusations de tricherie, on saisit un doute concernant les capacités des élèves réintégrés à atteindre de bonnes performances. Si échouer est considéré comme normal, réussir ne devient alors possible qu’en trichant. On peut également faire l’hypothèse que les élèves (ré)intégrés représentent une menace pour les autres élèves de la classe régulière. Qu’est-ce que cela signifie si les élèves reconnus par l’école comme étant en difficulté font les mêmes résultats voire de meilleures notes que les autres élèves de la classe ? À la suite de ces accusations, Adriano et William se sont découragés au point de renoncer à intervenir en classe, à travailler ou même à venir à l’école. En définitive, les deux échouent : ils n’auront pas les points pour obtenir un certificat de fin d’études. Adriano raconte par exemple que ses camardes sont sures que l’enseignante spécialisée lui donne les réponses au test. Les enseignants doutent également de ses capacités de travail :

Adriano : Les profs me disent « je sais que tu ne travailles pas, je te laisse dans ton coin tranquille ». Je ne dis plus rien en classe, même si j’ai la réponse, je ne dis plus rien.

D’autres élèves mettent en place des stratégies subtiles comme rendre des copies « moyennes » pour obtenir des notes « moyennes », afin d’éviter à la fois un échec et des accusations de tricherie. Pour contourner ces accusations de tricherie ou de favoritisme et se fondre dans la masse, il est probable qu’un nombre important d’élèves – à l’image de ceux que j’ai pu interviewer – tentent de mettre à distance les aides. Certains convainquent les enseignantes et enseignants spécialisés de ne plus les accompagner en classe, voire de diminuer les heures de soutien. Poursuivant les mêmes objectifs, d’autres renoncent à utiliser les mesures compensatoires mises en place pour elles et eux, notamment pendant les tests (machine à calculer, temps supplémentaire, etc.). Ces stratégies risquées et couteuses pour les élèves (ré)intégrés, preuve d’une intelligence en situation, intriguent le corps enseignant : pourquoi ne travaillent-elles ou ils pas plus ? Pourquoi renoncent-elles ou ils aux aides qui leur sont proposées ? Les enjeux d’acceptation par les pairs et la légitimité de se trouver en classe régulière supplantent les risques d’échec.

Conclusion 

Si la transition entre la classe spéciale et la classe régulière apparait à plusieurs égards comme un parcours semé d’embuches, les élèves interviewés ne regrettent pas cette (ré)intégration. Le désir de normalité et l’opportunité de promotion prévalent sur les problèmes rencontrés et les épreuves auxquelles le corps enseignant et les camarades les soumettent.

Derrière l’apparente chance donnée aux élèves se cache l’injonction de répondre aux normes sociales et d’être à la hauteur des exigences scolaires. En amont de la (ré)intégration, les attentes envers les élèves sont importantes et perdurent en classe régulière. Leur place ne semble jamais totalement garantie. La (ré)intégration inachevée laisse les élèves dans une période d’essai permanente (Dupont, 2021). En opposition aux principes mêmes de l’inclusion scolaire, la réussite de la (ré)intégration en classe régulière reste finalement à la charge de l’élève, elle se mérite.

Auteur

Laurent Bovey

Chargé d’enseignement

Haute école pédagogique du canton de Vaud

laurent.bovey@hepl.ch

Références

Bovey, L. (2015). Des élèves funambules, être, faire, trouver et rester à sa place en situation de ré-intégration. Cahiers de la Section des sciences de l’éducation. http://www.unige.ch/fapse/publications-ssed/cahiers/catalogue-81/136/

Bovey, L. (2022). Aux marges de l’école inclusive. Une étude ethnographique des reconfigurations du rôle des enseignantes spécialisées et des carrières d’élèves dans les dispositifs de l’enseignement spécialisé vaudois [Thèse de doctorat, Université de Genève]. Archive Ouvertes UNIGE. https://doi.org/10.13097/archive-ouverte/unige:163152

Département de la formation, de la jeunesse et de la culture [DFJC]. (2019). Concept 360o. Concept cantonal de mise en œuvre et de coordination des mesures spécifiques en faveur des élèves des établissements ordinaires de la scolarité obligatoire. https://www.vd.ch/themes/formation/scolarite-obligatoire/concept-360/

Dupont, H. (2021). Déségrégation et accompagnement total. Sur la progressive fermeture des établissements spécialisés pour enfants handicapés. PUG

Durler, H. (2015). L’autonomie obligatoire. Sociologie du gouvernement de soi à l’école. Presses universitaires de Rennes.

Ebersold, S. (dir.). (2021). L’accessibilité ou la réinvention de l’école. ISTE éditions.

Lanners, R. (2020). Nouveaux regards sur la pédagogie spécialisée en Suisse. Analyse de la récente statistique suisse. Revue suisse de pédagogie spécialisée, 10(2), 39-46. https://ojs.szh.ch/revue/article/view/119

Millet, M., & Thin, D. (2003). Une déscolarisation encadrée : le traitement institutionnel du « désordre scolaire » dans les dispositifs-relais. Actes de la recherche en sciences sociales, 149(4), 32-41. https://doi.org/10.3917/arss.149.0032

Payet, J.-P. (1995). Collèges de banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire. Armand Colin.