Une réception contrastée dans le champ sociosanitaire
Résumé
Dans un contexte caractérisé par une attention publique renforcée envers la santé mentale des jeunes, cet article entend analyser la réception contrastée dont ce problème fait l’objet auprès des corps professionnels des domaines de la santé et du social. Tout d’abord, nous exposerons brièvement quelques éléments du contexte dans lequel la santé mentale des jeunes est portée à l’attention publique. Puis nous nous attacherons à mettre en évidence la volonté tendancielle du pôle médical de dépathologiser « la santé mentale ». Enfin, nous soulignerons les oscillations du pôle social entre bonne volonté à promouvoir la santé mentale des jeunes et lutte pour la reconnaissance de leur expertise spécifique. Cet article est fondé sur une analyse ethnographique des propos exprimés à l’occasion d’une journée de réflexion professionnelle ainsi que sur les enseignements tirés de quelques recherches menées en sciences sociales portant sur les transformations de la psychiatrique publique depuis les années 1990. Il entend soutenir l’hypothèse que les modes d’appropriation différenciés des corps professionnels sociosanitaires demeurent typiques d’un régime de légitimités professionnelles inégales liées à leur proximité ou à leur distance avec le pôle du pouvoir médical. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte marqué par une psychiatrisation du social doublée d’une sanitarisation de la psychiatrie.
Zusammenfassung
Die psychische Gesundheit von Jugendlichen wird heute immer stärker öffentlich thematisiert. In diesem Artikel wird analysiert, inwiefern verschiedene Berufsgruppen im Gesundheits- und Sozialwesen unterschiedlich auf die psychische Gesundheit von jungen Menschen blicken. Zunächst gehen wir kurz auf den Kontext ein, in welchem dieses Thema in den öffentlichen Fokus rückt. Danach zeigen wir, dass die medizinische Fachwelt versucht, psychische Gesundheit zu «entpathologisieren». Anschliessend schauen wir auf das Sozialwesen: Es möchte die psychische Gesundheit von Jugendlichen verbessern, kämpft aber gleichzeitig darum, dass sein eigenes Fachwissen anerkannt wird. Der Artikel basiert auf einer ethnografischen Untersuchung. Darin wurden erstens Aussagen von Fachpersonen an einem beruflichen Reflexionstag ausgewertet. Und zweitens wurden sozialwissenschaftliche Studien einbezogen, die sich mit der Entwicklung der öffentlichen Psychiatrie seit den 1990er-Jahren beschäftigen. Wir vertreten die These, dass die verschiedenen Berufsgruppen das Thema psychische Gesundheit unterschiedlich angehen – je nachdem, wie nah sie an der medizinischen Sichtweise sind. Dieses Spannungsfeld zeigt, wie sich Gesundheits- und Sozialwesen gegenseitig beeinflussen: das Soziale wird zunehmend «psychiatrisiert», und gleichzeitig wird die Psychiatrie stärker durch soziale Aspekte geprägt.
Keywords: psychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, santé et travail social, sciences sociales / Gesundheit und Sozialarbeit, Kinder- und Jugendpsychiatrie, Sozialwissenschaften
DOI: https://doi.org/10.57161/r2025-02-02
Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 15, 02/2025
Partout, le souci porté à la santé mentale des jeunes s’affiche : sur les murs de la ville, dans l’enceinte des hôpitaux, à travers des reportages télévisés, des articles de presse, dans le discours des autorités publiques[1], aussi. En parlant de santé mentale et a fortiori de santé mentale des jeunes, de quoi, au vrai, parlons-nous ? Et qui parle ? À partir de quel lieu ? Et de quelle histoire ?
À travers le présent article, nous tâcherons d’apporter des éléments de réponse à ces questions en nous appuyant sur deux types de données. Le premier type est lié à un forum professionnel, organisé par l’Observatoire des Politiques de l’Enfance, de la Jeunesse et de Famille (OPEJF), rattaché à la Haute école de travail social et à la Haute école de santé de Genève. À cette occasion, au printemps 2024, des professionnelles et des professionnels de la santé et du social ont été réunis et ont dialogué à partir des thèmes suivants : la définition de la santé mentale ; le repérage de ses troubles ; ainsi que l’épreuve de l’accompagnement de la souffrance psychique des jeunes. Ayant assisté à ce forum appréhendé tel un espace ethnographique de construction et de confrontation des points de vue des personnes présentes, nous avons consigné, dans nos carnets de recherche, les paroles de chacune et chacun puisque « c’est à travers la mise en mots de la réalité que celle-ci acquiert de la signification » (Demazière, 2007, p. 85). Mises bout à bout, ces paroles de différentes participantes et participants n’en deviennent certes pas représentatives des logiques structurelles, à l’échelle macro. Néanmoins, saisies à l’échelle micro, elles permettent d’accéder aux prémices d’une analyse que vient étayer le second type de données mobilisé : les travaux sociologiques portant sur l’histoire sociale de la construction du champ médicopsychiatrique. Sur le plan épistémologique, la santé mentale des jeunes sera abordée dans cette contribution sociologique non pas comme un concept explicatif, mais sous l’angle des usages sociaux et symboliques dont cette catégorie peut faire l’objet (Loriol, 2012) selon les groupes professionnels concernés. La santé mentale des jeunes est alors envisagée ici comme une construction sociale (Sicot, 2006 ; Sansonnens, 2025), aux frontières mouvantes.
Ce point de départ nous mènera à aborder trois points principaux. Tout d’abord, nous exposerons brièvement quelques éléments du contexte dans lequel la santé mentale des jeunes est portée à l’attention publique. Puis nous nous attacherons à mettre en évidence la volonté du pôle médical de dépathologiser « la santé mentale ». Enfin, nous soulignerons les oscillations du pôle social entre bonne volonté à promouvoir la santé mentale des jeunes et lutte pour la reconnaissance de leur expertise spécifique.
Les professionnelles et professionnels de terrain, aux prises avec l’identification de la souffrance psychique des jeunes et avec leur accompagnement, témoignent de l’attention publique grandissante portée à cette réalité. Elles et ils sont nombreuses et nombreux à souligner que la santé mentale est « une notion qui circule » et que « cela n’était pas le cas avant », comme le souligne une personne travaillant dans une institution spécialisée dans le traitement des addictions[2]. Cette attention grandissante serait révélatrice d’un nouveau régime de sensibilité collective à la souffrance adolescente, qui correspond, dans certains pays voisins, au début des années 1990, à une préoccupation à la fois morale (prévenir le suicide) et relative à l’ordre social (la délinquance juvénile et les conduites à risques) (Coutant, 2012).
L’attention publique portée à la santé mentale des jeunes, que la pandémie récente du Covid-19 semble avoir ravivée[3], s’inscrit dans une volonté de déstigmatiser la maladie mentale. Contemporaine de la naissance de la nouvelle branche qu’est la santé publique, cette orientation part du constat qu’« il ne peut y avoir de santé sans santé psychique » (Castelli Dransart, 2020, p. 500). Le terme de santé mentale apparait plus neutre, sinon moins marqué, et au cœur d’une dynamique de réorientation de la psychiatrie publique qui œuvre à présent à libérer la demande de soin du poids du stigmate. Dans ce nouveau contexte normatif, on assisterait, selon toute vraisemblance, « à une préoccupation plus grande » des adultes envers les troubles des enfants et des adolescents ; qui « sollicitent les structures de soin plus fréquemment qu’auparavant ». Remarquons que les jeunes les plus démunis sont les plus exposés à la souffrance mentale, au regard d’une part des « difficultés que rencontrent les autres institutions d’encadrement dans leur mission » et d’autre part du fait de « la dégradation des conditions de vie dans les territoires les plus déshérités » (Coutant, 2020, p. 81). Un membre du personnel soignant d’une institution d’hébergement spécialisée rappelle lors de cette journée que le diagnostic « c’est le mot des autres ». Celui-ci peut avoir un effet sur « le fait d’intérioriser » des éléments à une recherche identitaire : « combien de jeunes recherchent parfois activement leur TDAH ? ».
Ces observations font écho à l’importante diffusion, dans nos sociétés, des cultures diagnostiques (Brinkmann, 2016) qui permettent, à partir d’un registre explicatif psychologique, de donner du sens et de mettre en ordre certaines difficultés de l’existence. Une chose est sure, par l’usage renforcé de cette notion de soin, le domaine de la santé mentale semble s’être ouvert à une diversité de corps professionnels de l’humain :
Il est bien possible, en effet, que la référence au soin, plus large et plus vague que les notions de thérapie ou de traitement d’une maladie, soit un moyen d’élargir le spectre des prises en charge possibles en les débarrassant d’un souci de distinction stricte entre maladie et santé. Le soin donne l’illusion aux différents acteurs qu’ils font la même chose, qu’ils ont les mêmes valeurs, que les médecins et le psychologue, mais aussi l’éducateur, et même, dans une certaine mesure, le juge, prennent soin de celui dont ils ont la charge. (Doron, 2010, p. 92).
Cet esprit d’ouverture du champ professionnel de la santé mentale des jeunes (envers les publics concernés et leurs proches, envers des intervenantes et des intervenants émargeant bien au-delà des spécialistes de l’analyse et du traitement de la maladie mentale) semble au cœur de l’action engagée par les actrices et les acteurs de la santé (pédopsychiatres, infirmiers, psychologues, notamment) qui contribuent à accompagner une partie de la jeunesse en souffrance psychique.
Comment les professionnelles et les professionnels du champ de la santé mentale des jeunes œuvrent-ils à dépathologiser leurs missions ? Une première manière de faire consiste à distinguer la notion de souffrance de celle de trouble. Alors que la souffrance renvoie à une réalité ordinaire qui peut toucher de nombreux jeunes, le trouble, lui, est un terme médicalement marqué – pour ne pas dire un terme du médical. L’emploi croissant du terme de souffrance (ou de santé mentale plutôt que de maladie mentale) semble trahir ce souci de ne pas passer l’existence de la jeune personne au crible d’une lecture uniquement ou excessivement médicale :
Ne pas pathologiser. On parle de jeunes. À l’adolescence, c’est normal qu’on se sente mal. Mal dans sa peau. On pète parfois les plombs à la maison. Cela ne veut pas dire qu’on n’est pas en bonne santé. Si le jeune peut faire face aux choses de la vie, on ne va pas trop s’inquiéter. Parfois, il arrive que les jeunes soient submergés, ont de la peine à faire face à la vie, sont en panne, ne trouvent plus de sens à vie, perdent espoir. Là on va s’inquiéter.
C’est là l’affirmation d’une personne travaillant au sein d’une institution spécialisée dans le traitement des addictions. Dans le sillage de cette approche nuancée de ladite souffrance psychique, une psychologue travaillant pour une association engagée dans la lutte contre la stigmatisation dans le champ de la santé mentale décrit de manière savante et programmatique les deux dimensions prises en compte dans la pose d’un diagnostic :
La santé mentale est appréhendée à travers des indicateurs négatifs tels que l’anxiété, la mauvaise humeur, mais également des indicateurs positifs comme ressentir des émotions agréables, ressentir de l’optimisme, avoir de bonnes relations sociales, avoir des choses qui font qu’on se sent bien. Si les indicateurs négatifs de la santé mentale sont élevés, alors là on peut diagnostiquer une souffrance, voire un trouble. Si le niveau des indicateurs positifs est élevé, alors on a plus de ressources pour faire face.
En outre, dans l’hypothèse où les indicateurs de souffrance mentale mentionnés par la psychologue seraient élevés et que les troubles seraient avérés, l’action de déstigmatisation ne cesse pas pour autant. Bien au contraire : pour les personnes présentes à cette conférence, il convient de penser le cadre d’existence du jeune selon une approche qualifiée d’holistique ou encore d’environnementale.
Derrière ces assertions exprimées en public et avec prudence, c’est au fond une prise de distance avec l’univers asilaire qui se donne à entendre : la réalité observée et sur laquelle il s’agit d’agir n’est plus synonyme de folie. Cette volonté est partagée par des professionnelles et des professionnels intervenant au sein de structures d’hébergements institutionnels, à l’instar de cette médecin qui souligne : « on ne met pas assez d’importance sur les indicateurs positifs de bienêtre ». Et elle insiste sur les « forces de l’individu » avant de poursuivre en ces termes : « Quelqu’un qui souffre, qui n’est pas bien, est-ce que c’est pour autant non normal ? Cela varie selon ce qu’on attend des individus ».
Pour le personnel soignant travaillant au sein de la même structure, la contextualisation des situations n’entraine pas la déresponsabilisation des jeunes patientes et patients. Au contraire, s’appuyant sur la notion de bienêtre – « pour nous, dans nos pratiques, la santé mentale renvoie à un état de bienêtre » – le personnel exprime le souci d’impliquer la jeune personne, de la rendre « actrice de sa santé et de sa santé mentale ». En outre, le personnel souligne combien la santé mentale « est aussi importante que la santé physique » et « se cultive ». Se manifeste là un accompagnement médical mêlant préoccupation sanitaire, mais également pédagogique, et cela à partir d’une prise en compte de la critique adressée à l’institution asilaire (Coutant, 2012).
Si le discours et les pratiques des professionnelles et professionnels de la santé s’adressent aux jeunes suivis, leurs actions cherchent aussi, en creux, à distiller une autre image de la maladie mentale. En soulignant que la santé mentale ne signifie pas nécessairement l’absence de troubles, mais plutôt un état de bienêtre, ils aspirent à transformer la représentation sociale de ce que l’on nommait traditionnellement la maladie mentale. De ce point de vue, ces acteurs et ces actrices s’apparenteraient à la figure idéal-typique de l’entrepreneur de morale, telle que définie par Becker (1985, pp. 171-188). Cet entrepreneur se doit à la fois d’incarner l’esprit d’ouverture du pouvoir médical face à cet enjeu, d’obtenir le soutien du public, de provoquer, chez ce public, une prise de conscience quant au caractère contreproductif d’une approche infamante de la santé mentale, et d’être capable de proposer des solutions claires. Le propos tenu par une psychologue susmentionnée particulièrement investie dans cette action de sensibilisation est révélateur : « La santé mentale, ce n’est pas l’absence de troubles psychiques, c’est avant tout la santé, un état de bienêtre qui renvoie au fait de pouvoir vivre la vie qu’on souhaite mener ».
La santé mentale devient alors l’objet d’une mission de sensibilisation. Cela mène les personnes professionnelles de la santé à revisiter la définition bien établie de l’Organisation mondiale de la santé qui soulignait déjà en 1948 que « la santé est un état de complet bienêtre physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (OMS, 1948). Et cela dans la perspective d’une « extension du champ de la prévention à davantage de dimensions de la vie » (Garnoussi, 2018, p. 240). À ce propos, une avocate active dans le domaine de la protection de l’enfance a rappelé que c’est à partir de cette même définition que la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse (CFEJ) a édicté une série de recommandations afin de prévenir la survenue de troubles psychiques. Ainsi jouir d’une bonne santé mentale revient, souligne l’avocate susmentionnée, et en référence aux travaux de cette commission, à « pouvoir établir et maintenir des relations solides et saines avec les autres », à « être capable de prendre des décisions de manière libre et éclairée », à pouvoir « diriger sa vie de manière autonome, à avoir confiance en ses capacités ». Autrement dit, dans cette forme de croisade, il s’agit au fond, comme l’énonçaient déjà explicitement les recommandations d’un groupe d’experts genevois[4] en 2017, de « ‹ normaliser › en quelque sorte la notion de santé mentale parmi la population », de « ‹ rendre commune › la notion de santé mentale au même titre que la santé physique » ou encore de « généraliser l’idée qu’il est possible d’en prendre soin, de déstigmatiser la souffrance et déconstruire le tabou qui entoure les troubles psychiques » (Trabichet et Sulliger, 2017, p. 4).
Face à la volonté des professionnelles et des professionnels de la santé de déstigmatiser la souffrance psychique en promouvant le bienêtre des jeunes, comment les professionnels du social investissent-ils ce champ d’intervention ? L’enthousiasme du premier corps de personnes professionnelles semble laisser place à plus de réserves chez le second corps de métier. Modestie oblige, certaines professionnelles et certains professionnels du social estiment devoir bien admettre que « tout n’est pas que social » en remettant par là en cause le rapport d’exclusion respective entre le social et le psychiatrique soulignant que la réalité de la maladie mentale – de sa qualification et de son traitement – est certes aussi sociale, mais pas que sociale. Ainsi, un éducateur travaillant au sein d’une institution médicopédagogique confie : « on n’a pas de recette toute faite » et ajoute « on se demande parfois si on fait bien ». De là, il en vient alors à insister sur le rôle rempli selon lui par « la formation continue » et semble prendre ses distances envers une approche dualiste (Borelle, 2017). Ce constat, tout fait de prudence et traversé de doutes quant aux limites de sa propre expertise, conduit certaines personnes professionnelles à s’intéresser aux indices de la souffrance mentale et ceci d’autant plus qu’ils sont amenés – acculturation oblige encore – à partager leur territoire d’intervention avec des professionnelles et des professionnels de la santé psychique, que ce soit dans le cadre de l’institution ou à travers un réseau d’actrices et d’acteurs. Les travailleuses et travailleurs sociaux amenés, par exemple, à accompagner de jeunes personnes requérantes d’asile mineures non accompagnées (RMNA), placées en foyer et victimes d’expériences traumatisantes, sont certes rassurés de pouvoir « s’appuyer sur les Hôpitaux Universitaires de Genève ». Pourtant, précise le membre de la direction d’un foyer éducatif, force est de reconnaitre que malgré l’existence de dispositifs sanitaires de prise en charge des jeunes, les « travailleurs sociaux doivent être en mesure de repérer les troubles ».
Si certaines et certains travailleurs sociaux se sentent parfois démunis face à un problème perçu comme ne relevant pas uniquement du domaine social, et qui donc nécessite de se familiariser à d’autres savoir-faire professionnels, elles et ils continuent d’avoir confiance en leur action sociale. Une éducatrice, spécialisée dans l’accompagnement de jeunes LGBTI+ souffrant de discriminations et exposés au risque suicidaire, souligne la nécessité de déceler, à travers les difficultés vécues par ce groupe, la manifestation sous-jacente d’une souffrance d’ordre social dont le symptôme est susceptible d’être un trouble d’ordre psychique. La souffrance, ici, est appréhendée de manière polysémique : elle peut être à la fois psychique, mentale, sociale, etc. La construction d’un suivi thérapeutique est une étape importante qui intègre à la réflexion le contexte d’existence des jeunes. Un psychologue spécialisé dans l’accompagnement de jeunes adolescentes et adolescents interroge :
Est-ce que l’environnement du jeune est inadapté ? On cherche à mobiliser des ressources extérieures. Par rapport à un jeune qui a des idées noires, il faut parfois lui trouver un travail, une place. Par rapport à un jeune qui vient d’un foyer éducatif, lui, il faut le sortir de l’aide contrainte qui prévalait dans le cadre de la prise en charge du foyer, et regarder alors davantage sa souffrance.
En outre, précise-t-il, « si le médical a sa place, ce n’est pas tout de suite », car « le premier mouvement est celui d’accueillir le jeune et d’essayer de comprendre la manière dont lui comprend les choses. Ce premier temps de discussion rappelle que chaque jeune est unique ».
Pour d’autres professionnelles et professionnels du domaine social, l’investissement dans le champ d’intervention de la santé mentale des jeunes fait l’objet d’assertions davantage critiques. Un responsable de foyer éducatif souligne, en effet, l’importance de la question de la santé mentale des jeunes, tout en admettant reconnaitre la spécificité des savoirs d’expertise de chacune et chacun. Si la santé mentale des jeunes renvoie, souligne-t-il, à un enjeu fondamental dans son institution, les réponses concrètes à apporter ne sont guère évidentes : il faut certes « reconnaitre la santé mentale quand elle est abimée, mais après on fait quoi ? Que doit-on mettre en place ? Et quand ? ».
Alors que ces questions pratiques sont au cœur de la réflexion du travailleur social, un responsable dans le domaine social laisse entendre aussi que le professionnel du social sait des choses que le médecin ne sait pas : « C’est donc important de ne pas créer de situation de lutte où les médecins penseraient tout savoir. Notre travail, c’est de s’occuper de la santé du jeune, mais aussi de tout ce qu’il y a autour. La bonne posture professionnelle, c’est être responsable et avoir conscience du périmètre d’action de chacune et chacun. » La transition à la majorité est convoquée en guise d’exemple en soulignant combien ce passage est vécu difficilement pour certaines et certains jeunes. Pour ceux qui n’ont pas de repère, « il faut s’atteler alors à préparer l’avenir avec eux », souligne-t-il.
Bien que le responsable du foyer éducatif s’autorise à critiquer ce référent qu’est la santé mentale – « la santé mentale, c’est un domaine vaste. Tout le monde en parle, mais on ne sait pas ce que c’est vraiment » – ce sont certaines actrices et certains acteurs du médical qui insistent le plus fortement sur l’emprise du médical sur ce champ d’intervention. Ainsi, un médecin, responsable d’une unité de crise en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, s’exprime en ces termes : « où commence le médical ? Où il finit ? Cela dépend des situations. La santé mentale, nous y mettons tout et n’importe quoi. La question de la précarité sociale, par exemple, a des effets sur le corps des jeunes. Cela les affecte beaucoup plus que ce que l’on peut croire ». Cette attention à une possible surpsychiatrisation du social apparait d’autant plus acceptable et légitime qu’elle s’inscrit dans une longue histoire (Henckes, 2019).
Dans le cadre de cet article, nous avons considéré la manière dont la santé mentale des jeunes s’apparente à un nouveau référentiel d’action publique, reflétant un mouvement de réorganisation de la psychiatrie publique[5]. Ce mouvement s’attèle depuis quelques décennies à ne pas être restreint à une mission fondée sur la dichotomie normale / pathologique. Cette discipline médicale fait sien, de fait, un paradigme extensif de la santé mentale qui s’accompagne d’un élargissement considérable du champ d’action concerné.
Si les professionnelles et professionnels de la santé décrivent, comme on a pu le voir, cette action de promotion de la santé mentale avec force et enthousiasme, celles et ceux du social semblent demeurer plus réservés face à cet élan. Pour comprendre ce sentiment, on peut faire l’hypothèse que le recours à la santé mentale est vu comme une réponse au « désarroi […] de travailleurs sociaux » face à des situations « qu’ils ne parviennent pas à gérer, faute de moyens et de structures adaptées » (Coutant, 2019, p. 232). De plus, nous avons mis en évidence l’existence de modes d’appropriation différenciés de la question de la santé mentale des jeunes entre professionnelles et professionnels de la santé et du social. Ces lectures différenciées reflètent un sentiment de légitimité professionnelle inégal à accompagner des jeunes en souffrance psychique et à analyser/expertiser le cas échéant leur(s) trouble(s). Ces luttes de concurrence renvoient à la distance, grande ou faible, entretenue selon les corps professionnels avec le pôle du pouvoir médical (Castel, 1991). Une distance qui varie bien sûr selon leur discipline de référence, le cadre institutionnel d’intervention, leur capital d’ancienneté, etc. (Frauenfelder et al., 2015). Au fondement de ces appropriations différenciées entre action sociale et sanitaire se trouve une histoire faite à la fois de collaborations et de tensions entre spécialistes de l’écoute (Ferreira et al., 2024).
Last but not least, derrière l’institutionnalisation de la santé mentale des jeunes en tant que catégorie d’action publique semblant être, d’ores et déjà, promise à un bel avenir, s’expérimente un nouveau champ de tensions entre le fait de « libérer la parole » d’une part et de ne pas « psychiatriser des choses qui n’ont pas à l’être » d’autre part, comme le souligne, une psychiatre très active dans la promotion d’une perspective ouverte de la santé mentale. Cet appel à une nécessaire collaboration entre professionnelles et professionnels de la santé et du social ne peut qu’encourager de futures recherches en sciences sociales tant le rapport social entretenu envers la santé mentale représente un puissant révélateur des transformations des sociétés occidentales.
Arnaud Frauenfelder Professeur ordinaire Haute école de travail social (HES-SO) | Kaoutar Harchi Haute école de travail social (HES-SO) |
Becker, H. S. (1985). Outsiders. Études de sociologie de la déviance (Briand, J.-P. & Chapoulie, J.-M., trad.). Métailié.
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Voir p.ex., (a) DIP, Feuille de route 2023-2028, Mesures pour la législature, Genève : Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP) ; (b) Lignes directrices pour promouvoir la santé mentale et prévenir les troubles psychiques à Genève en 2017 ; (c) Trabichet A.-M. et D. Sulliger (2017) https://www.ge.ch/document/7565/telecharger. ↑
L’ensemble des prises de parole a été anonymisé dans cet article. ↑
https://www.unicef.ch/fr/notre-travail/suisse-liechtenstein/sante-mentale
Ce groupe a été constitué en décembre 2015 et coordonné par le secteur prévention et promotion de la santé du service du médecin cantonal de la Direction générale de la santé (Etat de Genève). ↑
Il est possible que derrière ce mouvement de recomposition de la psychiatrie publique se voulant plus proche des gens, nous ayons moins affaire « à une psychiatrisation du social qu’à une sanitarisation de la psychiatrie », comme le soutien Fassin (2004, p. 35). ↑