DOI: https://doi.org/10.57161/r2025-01-07
Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 15, 01/2025
Les motivations qui poussent un État à se pencher sur la mise en place du système de protection de l’enfance se fondent en général sur quatre piliers : (1) les indications épidémiologiques de la prévalence et des effets de la maltraitance des enfants ; (2) sur la reconnaissance de la nécessité d’y consacrer des fonds ; (3) sur l’importance des droits de l’enfant ; et (4) sur les bonnes pratiques issues de la comparaison internationale. Ces motivations entrainent un certain nombre d’impératifs qui, considérés collectivement, représentent à la fois un point de départ et un élan continu pour le changement dans les systèmes de protection des mineurs.
Paradoxalement, en Suisse, les dispositifs législatifs fédéraux et cantonaux sont globalement bons : ils placent l’individu au cœur des objectifs de la protection de l’enfant. Celui-ci étant désormais considéré comme sujet et non objet de protection, les lois articulent sa protection autour du respect de ses droits et de ses besoins. Les potentiels d’amélioration résident donc moins dans d’éventuelles lacunes de la législation que dans sa mise en œuvre coordonnée, qui demeure ni totalement effective ni uniforme sur l’ensemble du territoire national, aussi bien entre les cantons qu’au sein même de chacun d’eux.
Ce décalage, qui persiste entre les principes énoncés par les textes et la réalité, a de lourdes conséquences pour les enfants et la société : il entretient les ruptures et les réponses peu adaptées dans l’accompagnement et élude partiellement la prévention primaire en vue d’une réduction des risques. Il est, par exemple, particulièrement alarmant qu’une partie des mesures fondées sur les dispositions légales en vigueur pour protéger l’enfant ne puissent l’être qu’à géométrie variable. Si ce constat est partagé par de nombreuses actrices et acteurs de la protection de l’enfance, l’ampleur du phénomène ne semble pas correctement mesurée jusqu’ici. Comment ne pas oublier que parler de la protection de l’enfance, c’est parler de destins individuels, de trajectoires de vie et… de santé sociétale ?
Par ailleurs, la plupart des études sur la protection de l’enfance ont mis l’accent sur les conditions des enfants, négligeant ainsi une dimension tout aussi importante pour la prévention de la maltraitance : les acteurs et actrices de la protection. Aujourd’hui, il apparait nettement que la réussite des systèmes de protection de l’enfant dépend fortement de la qualité des ressources humaines qui les composent, des moyens concrets alloués (p. ex., le nombre de places en foyer d’urgence ou à long terme, y compris pour les enfants à besoins particuliers) et du niveau d’harmonisation des actions de ces derniers. L’importance de la formation et de l’harmonisation des activités (clarification des responsabilités nationales, cantonales et, dans les cantons, des diverses actrices et acteurs concernés) de protection pour une prise en charge inclusive et efficace des enfants en situation de vulnérabilité n’est plus à justifier.
À l’inverse, l’inquiétant turn-over observé dans les services de protection de l’enfance entraine des accompagnements disruptifs, ainsi qu’une déperdition des savoirs et de la mémoire des expériences positives. Il convient donc d’agir au niveau de la formation, tant initiale que continue, ainsi que sur des conditions de travail permettant aux personnes professionnelles de garder la motivation sans s’épuiser (volumes de dossiers à suivre, possibilités de supervisions, marge de manœuvre dans l’accompagnement des familles). Ce changement de regard est essentiel afin de sortir du constat d’un manque de places, d’un déficit de personnel et de la courte durée de vie dans les métiers de la protection de l’enfance.
Enfin, la protection à géométrie variable est inacceptable d’un point de vue éthique en ce sens qu’elle induit des catégories d’enfants à valeur variable en termes de protection et de respect de leurs droits. Par exemple, l’appréciation de la gravité d’une situation – et, par conséquent, des moyens à mettre en œuvre (dépendants des places d’accueil, de la disponibilité des personnels, du temps de réaction nécessaire au système) – aboutit souvent, après enquête des services compétents, à la conclusion que la situation ne nécessite aucune autre intervention. Cette issue laisse un gout très amer et démotivant à toute la chaine collaborative engagée dans la protection des enfants, notamment au regard des obligations et des opportunités offertes par les instruments légaux actuels.
Des pistes sérieuses sont à explorer afin de prévenir les bombes à retardement engendrées par une protection de l’enfance encore largement améliorable. Cependant, et comme toujours en réduction des risques, le changement de paradigme et d’angle de vue est nécessaire : c’est le système (composés de tous les intervenantes et intervenants de l’enfance ainsi que des enfants eux-mêmes) qui doit « aller à la rencontre de » avant même les premiers signaux d’alerte. Sans attendre donc que la situation devienne si critique qu’elle nécessite des placements urgents et/ou entraine des séparations répétées, dramatiques et délétères. Cela implique d’aller à la rencontre préventivement, en établissant des relations soutenues, professionnelles et coordonnées avec les familles ainsi qu’avec l’ensemble des actrices et acteurs qui entourent les enfants dès leur plus jeune âge.
Du temps, de la disponibilité, des lieux adaptés à toutes et tous, et de très importantes compétences métiers et humaines sont nécessaires pour accueillir la diversité, renforcer l’empowerment et la capacité de résilience des enfants, amener les familles momentanément dépassées à pallier le manque de protection de leurs enfants, et prévenir les facteurs de risques structurels, socioéconomiques ou plus individuels. Ce chemin du lien – de la disponibilité – est, en termes de justice distributive et de dé-coïncidence, celui qui, sans prétendre offrir de solution miracle, montrera au moins qu’avant l’application stricte des bases légales, un soin préventif particulier doit être accordé à l’enfance. C’est une responsabilité collective essentielle, non seulement pour protéger les enfants, mais aussi pour permettre à la société de se soigner elle-même sur le long terme.
C’est une posture éthique qui considère, selon l’expression de Levinas, que « l’Autre a un visage », qu’elle ou il soit enfant – à besoins particuliers ou non –, parent ou personne professionnelle.
Corinne Noth Présidente de l’Association INTEGRAS A occupé des fonctions dirigeantes dans les domaines sociaux, sanitaires et pédagogiques |