DOI: https://doi.org/10.57161/r2024-02-08
Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 14, 02/2024
On ne danse pas avec des mots, on danse avec le corps. C’est un vrai défi d’écrire sur mon expérience de danseuse. Danser c’est parler avec le corps, un tout autre langage que celui des mots. C’est celui des sensations et des émotions régies par une logique qui bien souvent nous échappe et nous laisse démunis.
La danse m’a permis de me reconnecter à mon corps. Pendant de longues années, j’ai beaucoup lutté contre mon corps ou tenté de lui être indifférent. Mais impossible de l’oublier, parce que nous vivons avec notre corps à chaque instant. J’ai essayé tant bien que mal – quand je n’ai pas eu le choix, quand il s’est rappelé à moi trop violemment – de cohabiter avec lui.
Défaillant, objets de diverses réparations, parfois source de douleurs prévisibles ou imprévisibles, et imprédictibles dans leur durée et intensité, je me contentais de l’utiliser pour faire ce que je devais faire et l’entretenir en bon état de marche. Un jour, j’ai découvert les percussions de la batucada, si nombreuses et puissantes qu’elles vous font vibrer entièrement du plus petit de vos orteils au plus profond de vous-même. À ce moment-là, mon corps et moi-même étions un seul et même être, habités par la musique, le mouvement et la sensation de partager avec les autres un même élan, une même joie. C’était entrer dans une réalité alternative à mon expérience d’un corps mort, coupé de moi et de mon environnement. J’ai redécouvert, comme les enfants le savent déjà, que mon corps pouvait me donner accès au monde et aux autres. Je ne vivais plus seulement dans ma tête à observer le monde et à réfléchir.
J’ai décidé d’ouvrir plus grand la porte de cette réalité en intégrant les ateliers de l’association Dansehabile. J’ai peu à peu expérimenté le plaisir de bouger, de sentir, d’être dans mon corps. J’ai découvert à mon grand étonnement de la liberté et des possibles dans ce corps qui me semblait prison. J’ai peu à peu appris à l’habiter.
Lâcher prise. Ne plus penser, ne plus anticiper les mouvements que l’on va produire, la forme qu’on va susciter, l’image de soi que l’on va donner à voir. Quand il est question de son corps, il est fondamentalement question de soi et de l’autre, de ce miroir qui nous renvoie sans cesse à la place que l’on occupe dans les regards des autres et dans la société. Ne plus se laisser imposer cette place. Prendre la parole avec cette inhabituelle tenue du corps, cette fragilité de l’élégance, ces cassures dans la continuité des gestes, ces difformités qui font peur et heurtent parfois les regards. Sortir ces caractéristiques insolites du sens et de la valeur dans laquelle les autres, imprégnés de leur propre histoire, les enferment. Les autres sont un miroir pour nous, mais nous sommes aussi un miroir pour les autres. Être sur scène, c’est oser renvoyer aux autres leurs fêlures. C’est affirmer qu’elles ont leur place à l’intérieur de soi et dans la société. Et que nous ne nous réduisons pas à elles. C’est donner une valeur et une place à notre voix sur nous-mêmes et le monde.
Dansehabile a vraiment été un lieu – à travers leurs ateliers et puis avec mon entrée dans la compagnie en 2014 – d’ouverture des possibles, de découverte, de jeu, d’exploration du mouvement dansé avec mon corps et les autres. Je me réjouis d’interpréter la chorégraphie Home de Maroussia Ehrnrooth le 15 juin 2024 lors de la cérémonie de clôture du mois dédié aux droits des personnes en situation de handicap organisé par Avenir Inclusif. Je serai sur scène avec Nina Strazzella, Benoît Dumont, Luca Formica et Simon Ramseier, danseuses et danseurs de la compagnie Dansehabile.
Maud Leibundgut | Psychologue et psychothérapeute, Maud Leibundgut est elle-même en situation de handicap. Membre de la compagnie Dansehabile depuis 2014, elle a également dansé avec la compagnie C2C de Caroline de Cornière dans la pièce Correspondance présentée en mai 2023 dans le festival Out of the box (biennale des arts inclusifs) |