Handicap et parentalité 

Une antinomie à dépasser, un accompagnement à construire

Charlotte Puiseux

Résumé
La parentalité des personnes en situation de handicap est peu étudiée et les sources qui existent proviennent principalement des témoignages des personnes concernées. Selon la Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées de 2005, pilier de la politique du handicap en France, « constitue un handicap toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions ». La question de la parentalité des personnes handicapées interroge notamment les normes sociales, les progrès scientifiques et les conceptions de la famille. Les luttes dans ce domaine ouvrent donc de nouvelles perspectives utiles à l’ensemble de la société. C’est à ces aspects que cet article s’intéresse.

Zusammenfassung
Die Elternschaft von Menschen mit Behinderungen ist wenig erforscht und die vorhandenen Quellen stammen hauptsächlich aus Berichten von betroffenen Personen. Gemäss dem Gesetz für gleiche Rechte und Chancen, Teilhabe und Bürgerrechte von Menschen mit Behinderungen (Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées) aus dem Jahr 2005, dem Grundpfeiler der Behindertenpolitik in Frankreich, «stellt jede Einschränkung der Aktivität oder der Teilnahme am Leben in der Gesellschaft, die eine Person in ihrem Umfeld aufgrund einer wesentlichen, dauerhaften oder endgültigen Beeinträchtigung einer oder mehrerer Funktionen erfährt, eine Behinderung dar». Die Frage der Elternschaft von Menschen mit Behinderungen stellt insbesondere die sozialen Normen, den wissenschaftlichen Fortschritt und die Vorstellungen von Familie in Frage. Die Kämpfe in diesem Bereich eröffnen daher neue Perspektiven, die für die gesamte Gesellschaft von Nutzen sind. Mit diesen Aspekten befasst sich der vorliegende Artikel.

Keywords: famille, handicap, parents, relation parents-enfant / Familie, Behinderung, Eltern, Eltern-Kind-Beziehung

DOI: https://doi.org/10.57161/r2023-03-03

Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 13, 03/2023

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Modèle médical et modèle social du handicap

Comparée à d’autres pays, anglo-saxons notamment, la France a gardé une tradition très médicalisée de la prise en charge du handicap. Elle continue de percevoir le handicap comme une défaillance individuelle qu’il faut contenir, soigner, voire guérir. La France a donc tendance à enfermer les personnes en situation de handicap dans des établissements socioéducatifs, des institutions ségrégatives – contraires aux droits humains selon les déclarations de la rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) Mme C. Devandas-Aguilar lors de sa visite en France métropolitaine en 2017 (2019) – qui doivent impérativement être fermées en suivant un processus de désinstitutionnalisation dans lequel la France s’est pourtant engagée en ratifiant la Convention de l’ONU relative aux droits de personnes handicapées en 2010 (ONU, 2006). Dans certains pays, tels qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni, un modèle dit « social » du handicap a été mis en avant par des personnes handicapées[1]. Ce modèle présente le handicap comme une expérience collective d’un environnement inadapté. Le handicap est forgé par le milieu dans lequel se trouve la personne. Penser le handicap comme une conséquence de l’environnement amène donc à questionner les décisions politiques pour que la société soit moins validiste, c’est-à-dire moins discriminante envers les personnes handicapées. Le validisme, dénoncé par des activistes concernées par le handicap, est un système d’oppression présent dans toutes les sphères de la société et qui a pour idée sous-jacente que la vie des personnes handicapées vaut moins que celle des valides. Or, le validisme touche également les questions de parentalité, provoquant de nombreuses injustices envers les personnes handicapées souhaitant devenir parents.

Des progrès scientifiques

Pourtant, de plus en plus de personnes ayant un handicap sévère deviennent parents, et ce grâce aux progrès médicaux qui permettent de contourner les obstacles physiques et physiologiques. En outre, les connaissances en génétique permettent de mieux anticiper certaines pathologies héréditaires. Ainsi, les parents ont la possibilité de choisir à quelles conditions ils souhaitent accueillir leur enfant. Les résultats positifs de ces tests n’entrainent pas inévitablement des interruptions de grossesse médicalisées. Pour les parents qui souhaitent garder l’enfant, ces examens leur permettent alors de mieux se préparer psychologiquement à l’arrivée d’un enfant malade. Ce sont des sujets très controversés au sein même de la communauté concernée. Certains individus y voient la possibilité de ne pas transmettre leur pathologie, tandis que d’autres considèrent une interruption de grossesse pour des raisons « médicales » comme de l’eugénisme, par le fait qu’un embryon malade se voit ôter toute possibilité d’exister alors qu’eux-mêmes vivent avec cette maladie.

Concernant les possibilités de suppléer médicalement à certaines atteintes de leurs propres corps, les futurs parents doivent pouvoir être conseillés par le corps médical. Dans le cas de pathologies affectant la stérilité masculine, les hommes peuvent envisager des techniques préventives telles que la congélation du sperme. Il existe également des aides mécaniques pour soutenir l’érection lorsqu’une blessure médullaire en empêche la commande naturelle. S’agissant des femmes, la grossesse peut mettre le corps à rude épreuve et, parfois, jouer sur le développement de certaines maladies. Par exemple, la fonction respiratoire peut être davantage diminuée, les problèmes urinaires augmenter et il faut également être vigilant par rapport aux escarres qui sont favorisées par la prise de poids dans des situations où les personnes bougent très peu. Dans le cas d’Infirmité Motrice Cérébrale (IMC), certaines patientes peuvent être empêchées de se mettre dans les positions demandées lors des consultations ou de l’accouchement. Dans ce cas-là, comme dans beaucoup d’autres, il faut prévoir un matériel adapté qui fait souvent défaut dans les lieux de consultations ou les maternités.

La mise en place de lieux d’accueil adaptés

C’est en constatant ce manque de lieux adaptés pour les femmes enceintes en situation de handicap que Béatrice Idiard-Chamois, sagefemme atteinte d’une maladie génétique, a décidé d’ouvrir en 2006 la première consultation dédiée aux personnes ayant une déficience motrice et/ou sensorielle à l’Institut Mutualiste Montsouris dans le 14e arrondissement de Paris. Le département Mère-Enfant dispose de locaux adaptés et de matériel spécifique, tel qu’une table de gynécologie électrique pensée pour les transferts en fauteuil roulant ou alors des calques en reliefs afin que les parents ayant un handicap visuel puissent percevoir l’échographie de leur enfant par le toucher. La chambre d’hospitalisation est adaptée au handicap moteur avec, par exemple, une table à langer abaissable qui permet de glisser le fauteuil en dessous pour s’occuper de bébé de manière autonome. La consultation peut être assurée en langue des signes française (LSF), avec un suivi obstétrical mensuel et des cours de préparation à la naissance. Le département Mère-Enfant oriente également les patientes vers le Service d’Accompagnement à la Parentalité pour les Personnes Handicapées (SAPPH) avec qui il collabore. Ce service propose un accompagnement dès la période préconceptionnelle, en offrant une consultation d’informations aux couples souhaitant devenir parents, et ce jusqu’aux sept ans de l’enfant. En plus d’un soutien social et psychologique, le SAPPH propose un suivi de grossesse, des cours de préparation à l’accouchement et une guidance en puériculture adaptée, ainsi que du matériel adapté via son handipuéricultèque. Le service est présent, si besoin, à la maternité pour aider les parents à découvrir leur bébé et aussi pour accompagner les équipes médicales dans une meilleure appréhension du handicap. Le SAPH aide à préparer le retour à la maison et à mettre en place des stratégies pour que chaque parent en situation de handicap puisse être au plus près de son bébé. Il peut continuer son travail par des visites à domicile et soutenir ainsi les parents dans l’apprentissage de leur nouveau rôle.

L’hôpital de la Pitié Salpêtrière, dans le 13e arrondissement de Paris, accompagne aussi des femmes ayant une déficience motrice et/ou sensorielle dans leur projet de parentalité. Sous l’impulsion de son Unité d’Informations et de Soins des Sourds, l’hôpital accueille depuis 2003 des patientes malentendantes. Sophie Serreau, sagefemme bilingue en LSF, m’a expliqué qu’une partie du personnel y a été initiée. Depuis 2012, la Pitié Salpêtrière a également acquis du matériel adapté au suivi des patientes ayant une déficience motrice et certaines chambres ont été aménagées pour les personnes à mobilité réduite. Toutefois, selon le corps médical, ces patientes ont besoin d’une prise en charge plus importante, ce qui peut être difficile dans un contexte où les équipes soignantes sont souvent réduites. Ce fait amène tant les personnes handicapées que les services hospitaliers à favoriser la présence d’une personne tierce (proche ou auxiliaire de vie) pour répondre aux besoins quotidiens de la personne hospitalisée.

Des préjugés sociaux toujours tenaces

Toutes ces avancées médicales n’effacent cependant pas les difficultés d’accès à la parentalité des personnes handicapées. À sa création, la Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées de 2005 ne mentionnait d’ailleurs pas la question de l’handiparentalité. Impossible donc pour les personnes concernées de demander une aide à la parentalité en lien avec leur handicap ; ce qui est un exemple frappant de la non-considération sociale de ces parents. Depuis 2020, la notion d’accompagnement à la parentalité des personnes handicapées a été incluse à la loi de 2005, mais reste largement insuffisante et difficilement compréhensible.

Cette absence de considération se reflète dans le manque d’accès aux soins, également en gynécologie et en obstétrique. Comme me l’a dit une fois Florence Méjécase, présidente de l’association Handiparentalité, « l’accessibilité aux soins, c’est une accessibilité globale à repenser ». Les médecins peuvent être très durs en ce qui concerne la parentalité des personnes handicapées. Dans le cadre de ma thèse en philosophie, Vanessa, atteinte de la maladie des os de verre, m’a confié que « [s]on gynécologue [lui] a conseillé une ligature des trompes quand [elle] lui a parlé d’enfant ». Mélodie, vivant avec une IMC, a témoigné qu’elle a dû se « battre pour trouver un gynécologue qui voulait bien [la] suivre. Le [s]ien voulait qu’[elle] avorte. [Elle s’est] aussi battue pour allaiter ».

Ces futurs parents doivent aussi faire face aux préjugés de la société qui, comme le dit Delphine Siegrist (2003) :

Ils risquent d’osciller entre émerveillement et attitudes dubitatives de celles et ceux qui ne connaissent pas de personnes handicapées, ou le handicap en général, car les gens se posent beaucoup de questions. « Pouvez-vous avoir des enfants ? Comment faites-vous ? Vous ne pourrez pas vous en occuper vous-même, qui va le faire ? » sont les remarques les plus souvent entendues. Elles émanent des gens de la rue comme des professionnels, voire de l’entourage proche. En les entendant, certaines femmes se sentent blessées et niées dans leur profonde identité féminine. Une fois de plus leur handicap prend le devant. Or pour elle-même, comme vis-à-vis du bébé, une mère a besoin, plus que tout sujet et dans toutes autres circonstances, de garder une image de soi valable et intégrale.

Si de nouvelles possibilités techniques donnent aux personnes handicapées le moyen de participer au changement de paradigme de la parentalité, elles provoquent aussi des situations dans lesquelles la société se retrouve face à des demandes qu’elle n’est pas nécessairement encore prête à aborder.

Les personnes handicapées, et encore plus celles assignées femmes, sont bien souvent confrontées à des préjugés qui les estime incapables de s’occuper d’un enfant, ne pouvant déjà pas s’occuper d’elles-mêmes. Ces préjugés s’appuient sur un mythe de l’autonomie et de l’individualité qui voudrait qu’un être humain soit pleinement accompli que s’il peut subvenir par lui-même à ses besoins, mettant ainsi de côté tout « contrat social » qui mène les individus à former des groupes pour s’entraider et construire une solidarité pour répondre aux besoins de toutes et tous. Les besoins des personnes valides sont ainsi essentialisés alors que ceux des personnes handicapées sont stigmatisés. L’interdépendance qui pousse les individus à s’associer pour former des groupes en fonction des besoins de chacune et chacun est complètement occultée lorsqu’il s’agit de la parentalité des personnes handicapées, pour laquelle ces dernières étant sommées d’être autonomes pour prouver qu’elles peuvent être de bons parents. Ceci est d’ailleurs flagrant dans le processus d’adoption où le degré d’autonomie est un élément essentiel pour obtenir l’agrément. Comme m’a expliqué Florence Méjécase, présidente fondatrice de l’association Handiparentalité, une personne handicapée ne pouvant assurer elle-même les gestes quotidiens (lever, habillage, repas…) ne sera jamais éligible.

La situation des personnes handicapées permet de mettre à jour un profond questionnement sur les notions d’autonomie et d’entraide, qui, non loin d’être stigmatisantes, font partie de la condition humaine. Apporter son concours à quiconque pour faciliter son action, demande d’identifier les personnes comme ayant naturellement besoin de soutien et aussi comme étant capables de réciprocité pour que cette aide soit mutuelle. Il ne s’agit pas de construire un rapport de domination comme dans la charité, mais bien un lien de réciprocité où tous les partis sont à égalité. L’enjeu de cette notion d’entraide réside dans la compréhension que les personnes handicapées ne reçoivent pas passivement cette aide, mais qu’elles en sont des actrices à part entière, au même titre que les personnes valides. C’est justement parce qu’elles sont perçues comme ne pouvant rendre l’aide apportée que les relations entre valides et handicapées ont plutôt tendance à se situer du côté de la charité que de l’entraide.

Une parentalité à inventer

De plus en plus de personnes ayant un handicap sévère devenues parents mettent ainsi en place des solutions innovantes. Les réseaux de pairs, où les parents peuvent se rencontrer et échanger sur leurs vécus, apparaissent aussi comme essentiels. Des communautés se nouent via des associations, telles que Handiparentalité ou Parents handis, ça roule !, composés de parents en situation de handicap qui peuvent partager leurs expériences. Beaucoup de parents engagés dans ces groupes d’entraide conçoivent du matériel de puériculture adapté à leurs possibilités. Par exemple, le « lit cododo » ou la « couchette à barreaux ouvrants » sont utilisés depuis longtemps par les personnes avec des difficultés de mouvement pour s’occuper de leur enfant, bien avant qu’ils soient vendus dans le commerce. Certaines associations comme le SAPPH les mettent ensuite en commun dans leur handipuéricultèque.

Il y a aussi, bien sûr, le recours à des aides humaines pour faire les gestes que les parents handicapés ne peuvent pas faire. Mais là où l’emploi de nourrices ou d’assistantes et d’assistants maternels par des parents valides ne choque pas, une telle aide n’est pas considérée quand il s’agit de personnes handicapées, voire est jugée inappropriée car reflétant leur incapacité. Ces derniers ont d’ailleurs parfois du mal à gérer cette image « d’incapable » qu’on leur renvoie du fait qu’ils ont recours à une aide tierce. De l’autre côté, il est nécessaire que l’aidante ou l’aidant soit formé à son rôle particulier, car elle ou il doit bien prendre conscience que sa tâche ne consiste pas à remplacer le parent dans l’éducation de l’enfant, mais uniquement d’exécuter les gestes qui ne peuvent pas être faits. D’ailleurs, la plupart du temps, la mère ou le père handicapé reste présent lors des soins faits pour guider l’aidante ou l’aidant. Ces parents créent ainsi un lien relationnel différent avec leur enfant, qui passe essentiellement par les mots, les regards, les baisers, et inventent donc une autre présence parentale.

Malgré ces capacités d’inventions et d’adaptations, il est encore très difficile pour les personnes handicapées souhaitant devenir parents de faire face à ces préjugés sociaux profondément ancrés ; et c’est en ce sens que celles qui y parviennent participent au changement de paradigme sur la parentalité. En effet, les luttes antivalidistes sont un formidable moyen de repenser la parentalité dans son ensemble pour sortir les personnes (le plus souvent celles assignées femmes) de l’image tyrannique du « bon parent ». Cette « bonne mère » n’ayant jamais besoin d’aide et capable de tout faire toute seule, n’est en fait que le fruit de notre société validiste et sexiste.

Autrice

Charlotte Puiseux

Docteure en philosophie, autrice et militante handiféministe

puiseuxc@gmail.com

https://charlottepuiseux.com/

Références et ressources pour aller plus loin

Assemblée générale des Nations Unies [AGNU]. (2019). Visite en France. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées. AGNU.

L’Institut Mutualiste Montsouris. (s.d.). Maternité – Handicap et parentalité. https://imm.fr/handicapfiche-info-patient/handicap

Loi no 2005-102 du 11 février 20054 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&categorieLien=id

Mutuelle Nationale des Hospitaliers et des professionnels de la santé et du social / Groupe Pasteur Mutualité. (2012). Handicap & Maternité [Film].

Puiseux C. (2022). De chair et de fer, vivre et lutter dans une société validiste. La Découverte.

Service d’Accompagnement à la Parentalité pour les Personnes Handicapées (SAPPH). https://handicap.paris.fr/le-sapph-un-dispositif-parisien-unique-en-france/ ou http://www.reseaudesparents67.fr/UserFiles/File/etre-parents/etre-parent-situation-handicap/apf-plaquette-public-sapph-hd.pdf

Siegrist D. (2003). Oser être mère. Maternité et handicap moteur. Doin Éditions, APHP.

Organisation des Nations Unies [ONU]. (2006). Convention relative aux droits des personnes handicapées. ONU. https://www.un.org/esa/socdev/enable/documents/tccconvf.pdf

Le site de l’association Handiparentalité : https://www.handiparentalite.org/

Le site du blog de l’associaiton Parents handis, ça roule ! : http://parentsh.blogs.apf.asso.fr/

  1. Ndlr. Le terme de personne « en situation de handicap » est généralement privilégié, car il souligne le rôle de l’environnement sur le handicap, tel que décrit dans ce chapitre. Cependant, l’autrice se réfère également aux « personnes handicapées » afin de revaloriser cette notion et, à travers elle, les personnes concernées.