De l’étable à la Cité radieuse

Plaidoyer pour une société inclusive

Raphaël de Riedmatten

DOI: https://doi.org/10.57161/r2023-02-08

Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 13, 02/2023

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Comment trouver l’angle adéquat pour exprimer l’étendue de mon sentiment d’impuissance face à l’inertie du secteur du handicap ? Comment trouver les mots justes pour dire que l’inclusion des enfants à l’école ne devrait depuis longtemps plus faire débat ? Penser et poser chaque mot de manière objective pour ne froisser personne. Tenter l’ironie grinçante. Oublier ma fonction de directeur de la faitière de l’entraide-handicap et pousser un grand coup de gueule. Ou démonter avec patience et pédagogie le validisme du système de prise en charge ségrégatif, issu d’une longue tradition caritative et médicale, qui continue de condamner ces enfants à une vie en marge de la société, car elles et ils ne correspondent pas aux attentes de réussite et de productivité.

Lorsque l’on m’a proposé d’écrire la Tribune libre pour le numéro « Équité tout au long de la vie » à la suite du lancement de l’Initiative pour l’inclusion, j’ai immédiatement accepté parce que l’ostracisme, les discriminations et l’exclusion auxquels sont malheureusement toujours confrontées les personnes en situation de handicap en Suisse trouvent en grande partie leur origine dans les filières de prise en charge séparée ou spécialisée. Même si elles partent souvent d’une bonne intention – caritative, médicale ou humaniste – et que les services fournis sont de qualité, ces filières perpétuent une logique ségrégative surannée et imprégnée de relents paternalistes. Elles doivent impérativement être repensées et la voix des personnes avec handicap qui défendent leur droit à l’autodétermination doit être entendue.

Notre initiative souhaite inscrire dans la Constitution Suisse, l’égalité en droit et dans les faits entre les personnes avec et sans handicap dans tous les domaines de la vie. Elle demande à la Confédération et aux Cantons de garantir aux personnes avec handicap les mesures de soutien et d’adaptation nécessaires, notamment une assistance personnelle et technique. Cet élément est essentiel pour faire émerger l’école véritablement inclusive de demain. Sans la mise à disposition de moyens de soutien adéquats pour permettre à l’école ordinaire d’ouvrir ses portes, l’inclusion des enfants avec handicap dans l’école du village ou du quartier restera limitée et surtout aléatoire, variant d’un canton à l’autre, voire d’un établissement scolaire à l’autre.

Évoquer le pire pour justifier l’inaction…

Pour illustrer l’ampleur du validisme qui continue de dicter les politiques publiques – aussi dans le domaine de l’éducation – j’aimerais partager avec vous cette anecdote. Peut-être que dans les années 60, on découvrait encore des « idiots du village » enfermés dans l’écurie à côté des vaches et des cochons. Récemment, lorsqu’un haut fonctionnaire de l’administration a publiquement fait référence à ce souvenir d’enfance (réel ou inventé) pour justifier l’existence des institutions de prise en charge des enfants et des adultes en situation de handicap, j’ai été profondément choqué. Il aurait tout aussi bien pu évoquer les dérives de l’Allemagne nazie qui n’a pas hésité à éliminer des centaines de milliers de personnes avec un handicap à titre d’expérimentation de la solution finale. Évoquer le pire pour justifier l’inertie d’un système hérité du début du siècle passé est à mes yeux indigne de sa fonction, mais elle est révélatrice d’une conviction encore largement répandue au sein de la population : les personnes en situation de handicap ont bien de la chance de vivre en Suisse et de pouvoir vivre à la campagne dans ces Cités radieuses et autres Espérances. Et pour les enfants en âge scolaire, il existe des écoles spécialisées avec un encadrement adapté, où ils ne dérangent personne. Cela fait plus de trente ans que je suis actif dans le domaine du handicap et je ne pourrais pas avec les quelques signes qui me sont accordés vous dire à quel point il est difficile, voire impossible, de sortir de la filière spécialisée.
Ces structures sont tout simplement contraires aux exigences de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), que la Suisse a pourtant ratifié en 2014.

D’une pédagogie qui sépare à une pédagogie inclusive

Autre exemple tout aussi édifiant : l’histoire de ma petite nièce qui se tapait littéralement la tête contre les murs en pleurant : « ma tête n’est pas bien faite, ma tête n’est pas bien faite… », tout simplement parce que son école n’était pas en mesure d’adapter les objectifs pédagogiques à ses légères difficultés d’apprentissage. Elle a la chance d’avoir des parents avec un revenu confortable qui ont pu trouver un établissement privé, dans leur région, disposé à adapter les objectifs d’apprentissage à son rythme et à ses particularités. Depuis, elle s’est épanouie de manière frappante — et ne se tape plus la tête contre les murs.

De l’inertie à l’inclusion…

Je suis parfaitement conscient que seul un changement de paradigme dans la conception même de la pédagogie spécialisée – et de la pédagogie ordinaire – permettra de transposer dans la réalité le souhait des initiantes et initiants de donner à toutes les personnes qui s’engagent en faveur de l’inclusion, les moyens nécessaires pour atteindre leurs objectifs. Et ce processus prendra du temps. Je sais aussi que le système fédéraliste, malgré ses nombreux avantages, est un facteur d’inertie de la réponse apportée à la question de l’inclusion des personnes avec handicap dans tous les domaines de la vie.

Je suis surtout conscient que sans une forte pression politique des milieux associatifs, la Suisse continuera d’ignorer largement ses engagements et à dissimuler son inaction dernière les particularités de notre pays. L’art. 24 de la CDPH est pourtant limpide. La Suisse s’est formellement engagée à « garantir aux personnes handicapées le droit à l’éducation, sans discrimination » et à « faire en sorte que le système éducatif pourvoie à l’insertion scolaire à tous les niveaux ». Les personnes handicapées doivent « sur la base de l’égalité avec les autres, avoir accès, dans les communautés où elles vivent, à un enseignement primaire et secondaire inclusif, de qualité et gratuit ». Finalement, le système éducatif doit viser « la participation effective des personnes handicapées à une société libre ».

Un plaidoyer pour une société inclusive

L’initiative pour l’inclusion ne mentionne pas spécifiquement la question de l’inclusion dans le domaine de l’éducation, parce qu’il s’agit d’une prérogative des Cantons et des Communes, mais elle fait clairement référence à la CDPH. Inutile de préciser que pour les personnes en situation de handicap, la mise en œuvre de la Convention devrait faire depuis longtemps l’objet d’un plan d’action prioritaire.

Alors, l’Initiative pour l’inclusion doit aussi être comprise comme un fervent plaidoyer en faveur de l’égalité des personnes avec handicap et comme un appel à toutes nos alliées et tous nos alliés à soutenir notre cause dans le but d’offrir à chaque enfant en situation de handicap la perspective d’un avenir au cœur de la cité. Sans une prise de conscience de toutes les actrices et tous les acteurs de la filière de formation qu’il n’y a pas d’alternative à l’inclusion et qu’il s’agit d’un droit fondamental, un changement de paradigme ne sera pas possible. Nous comptons sur votre soutien.

© Marion Nitsch / agile.ch

Directeur d’AGILE.CH, faitière des organisations d’entraide-handicap.

Co-initiateur de l’Initiative pour l’inclusion lancée le 27 avril 2023.

Raphaël de Riedmatten est lui-même en situation de handicap et s’engage depuis de nombreuses années pour l’égalité, l’inclusion et la solidarité internationale. Il est membre du comité de l’Initiative pour l’inclusion

Site internet d’AGILE.CH / Site Internet de l’initiative inclusion