Résumé
L’olfaction est une modalité sensorielle cruciale sur le plan cognitif et affectif ainsi que pour la qualité de vie des êtres humains. Cependant, ce sens a longtemps été négligé dans le champ du polyhandicap. Trois études portant sur les habiletés olfactives de 20 à 22 enfants et jeunes polyhandicapés ont permis de mettre en évidence leurs capacités à détecter des odeurs, à manifester des réactions de plaisir ou de déplaisir en fonction de la nature plaisante ou non des odeurs, ainsi qu’à s’habituer à une odeur présentée de manière répétée et rapprochée dans le temps. Ces résultats permettent d’encourager les milieux accompagnant ces personnes à utiliser davantage les odeurs à des fins d’étayage affectif et d’apprentissage.
Zusammenfassung
Der Geruchssinn ist eine Sinnesmodalität, die für die kognitive und affektive Ebene sowie für die Lebensqualität von entscheidender Bedeutung ist. Im Bereich der Mehrfachbehinderung wurde dieser Sinn jedoch lange Zeit vernachlässigt. Drei Studien über die olfaktorischen Fähigkeiten von 20 bis 22 Kindern und Jugendlichen mit Mehrfachbehinderung haben gezeigt, dass sie in der Lage sind, Gerüche zu erkennen, auf angenehme oder unangenehme Gerüche mit Freude oder Missfallen zu reagieren und sich an einen Geruch zu gewöhnen, der ihnen wiederholt und in kurzen Abständen präsentiert wird. Diese Ergebnisse können die Betreuungspersonen dazu ermutigen, Gerüche verstärkt zur emotionalen Unterstützung und zum Lernen einzusetzen.
Keywords: habilités olfactives, olfaction, polyhandicap, prise en charge / olfaktorische Fähigkeiten, Geruchssin, Schwer- und Mehrfachbehinderung, Betreuung
DOI: https://doi.org/10.57161/r2023-02-07
Revue Suisse de Pédagogie spécialisée, Vol. 13, 02/2023.
L’olfaction est un sens capital qui renseigne l’individu sur lui-même, sur les autres et sur certaines caractéristiques de son environnement. Moteur de l’attachement entre la personne et ses proches, il participe à la fois au développement du sentiment de reconnaissance de leurs liens d’intimité et du sentiment de sécurité lié à leur présence (Schaal et al., 2020). L’olfaction est aussi un sens crucial pour le bien-être et la régulation de l’humeur. Il n’est pas rare d’éprouver des émotions positives, ou un sentiment de détente, en sentant de « bonnes odeurs » (Krusemark et al., 2013). L’individu peut également compter sur l’olfaction pour mémoriser, reconnaitre et évoquer les lieux qu’il fréquente ou les activités qu’il mène (Balez, 2021). L’olfaction a finalement une fonction d’alarme qui permet l’évitement de situations dangereuses, par exemple lors de contact avec des aliments suspects ou en présence de fumée (Stevenson, 2010).
Le système olfactif fait l’objet de stimulations précoces. In utero déjà, le fœtus est exposé à un environnement olfactif riche et fluctuant (Schaal, et al., 1995). Le liquide amniotique contient en effet un grand nombre de substances odorantes qui résultent des propres excrétions du bébé et des aliments consommés par la mère (Schaal, 2011 ; Ustun et al., 2022). La cognition olfactive postnatale s’appuie sur les trois mécanismes suivants (Schaal, 2022) :
Les odeurs sont naturellement présentes dans la vie et les environnements fréquentés par les personnes polyhandicapées, mais l’attention qui leur est accordée par les personnes qui les accompagnent est souvent faible. Cela peut principalement s’expliquer par deux raisons. D’une part, les recommandations visant à guider les pratiques de stimulation olfactive restent jusqu’ici peu développées bien que l’idée de stimuler l’olfaction soit apparue dès les années 80 dans divers programmes de stimulation (Hulsegge & Verheul, 1989 ; Fröhlich, 1987). Force est en effet de constater qu’elles se limitent souvent à une suggestion de matériel. D’autre part, les réactions olfactives spontanées manifestées par les personnes polyhandicapées sont complexes à interpréter. Il est difficile d’être sûr que la réaction manifestée relève bien de l’odeur présentée et non d’autres stimulations présentes dans l’environnement.
Pour toutes ces raisons, l’idée d’une série d’études expérimentalement contrôlées et centrées sur l’olfaction des enfants et jeunes polyhandicapés s’est imposée. Ces études avaient pour but de faire progresser la compréhension du traitement des odeurs par les personnes polyhandicapées. Trois types d’habiletés ont été observés :
La population dont il est question dans ces études est celle qui répond aux critères clés de la définition proposée par Nakken et Vlaskamp (2007), à savoir des personnes présentant un fonctionnement cognitif de type présymbolique et concernées par des déficiences motrices sévères ou profondes impactant considérablement leur posture, leurs possibilités d’action et leurs déplacements.
Dans une première étude (Petitpierre et al., 2021), nous avons cherché à observer comment 22 enfants et jeunes polyhandicapés entre 7 et 18 ans réagissaient à des odeurs alimentaires et non alimentaires d’intensité moyenne. Un solvant inodore, utilisé comme stimulus de contrôle, et 18 odorants ont été sélectionnés, dont 10 odeurs alimentaires et 8 odeurs non alimentaires. La sélection des stimuli a été réalisée en collaboration avec la Fondation Clair Bois-Lancy qui a impulsé la recherche. Les odeurs présentes dans le contexte de la vie quotidienne ont été privilégiées. Les odorants étaient présentés successivement et dans un ordre aléatoire pendant 15 secondes, le stimulus inodore étant présenté entre chaque odorant. Pour éviter des effets de fatigue ou de saturation olfactive, trois sessions de collecte des données, impliquant chacune la présentation de six odorants, ont été planifiées. Les odeurs étaient présentées dans un stylo spécial choisi pour sa fermeture hermétique qui limitait la contamination olfactive ambiante. Lors de la présentation de l’odeur, un embout de protection a été ajouté à la tête du stylo afin d’éviter que la peau ou les yeux des enfants n’entrent en contact avec la mèche imbibée. Les réactions des participantes et participants aux odeurs ont été mesurées à l’aide de vingt-et-un indicateurs comportementaux (voir Tableau 1).
Mouvements de la tête ou impliquant le nez | |
Alignement de la tête dans l’axe de la source odorante | Durée |
Coordination nez-main(s) en contact avec le support odorisé ou non | Durée |
Reniflements | Occurrences |
Mouvements de la bouche | |
Exploration orale du stylo | Durée |
Bruxisme | Durée |
Mouvements de mastication | Durée |
Mouvements des lèvres / de la langue | Durée |
Bâillements | Occurrences |
Réflexes nauséeux | Occurrences |
Émotions exprimées | |
Sourires | Durée |
Moues / grimaces | Occurrences |
Débordement émotionnel | Durée |
Vocalisations exprimées | |
Vocalisations de tonalité positive | Durée |
Vocalisations de tonalité négative | Durée |
Vocalisations non interprétables | Durée |
Toutes les vocalisations | Durée |
Mouvements des bras ou des mains | |
Mouvement (bras / main ou tête) en direction de l’odorant | Occurrences |
Rejet de l’odorant | Occurrences |
Mouvements du corps (dans son ensemble) | |
Activation physique d’un ou plusieurs membres | Durée |
Suspension de l’activité motrice ou de la stéréotypie | Occurrences |
Stéréotypies | Durée |
Note : Comportements codés soit sur une durée (en millisecondes), soit sur le nombre d’occurrences.
Les résultats montrent que les enfants ont réagi significativement différemment dans la condition odorisée par rapport à celle sans odeur. Par exemple, les participantes et participants ont manifesté significativement plus (2.5x plus) de bâillements en présence du stimulus inodore. À l’inverse, lorsqu’un stylo odorisé leur était présenté, elles et ils maintenaient leur tête au-dessus du stylo odorisé significativement plus longtemps (1.5x plus). Cette réaction s’observait aussi bien en présence d’odorants agréables que désagréables, alimentaires ou non. La différence de réaction entre les conditions était également manifeste au niveau du nombre de comportements de rapprochement qui étaient 2x plus présents dans la condition odorante. Les comportements tels qu’explorer le stylo avec la bouche, mâchonner, coordonner la main et le nez sur le stylo et grimacer, étaient également plus présents, bien que dans une moindre mesure, face au stylo odorisé par rapport au stylo inodore. Les reniflements et les comportements de mise à distance de l’odorant étaient presque uniquement présents dans la condition odorante.
On parle d’appréciation olfactive hédonique pour désigner la satisfaction ou le plaisir éprouvé par un individu au contact d’un odorant. Dans une deuxième étude (De Blasio et al., en révision), nous avons cherché à observer si les enfants et jeunes polyhandicapés discriminaient les odeurs sur le plan hédonique. Vingt enfants et jeunes, les mêmes que précédemment, ont participé à l’étude. Quatre duos d’odeurs, constitués d’un odorant plaisant et d’un odorant déplaisant d’intensités moyennes, leur ont été présentés à raison de 30 secondes chacun. Un stimulus de contrôle inodore était proposé avant chaque odeur. Les résultats montrent qu’en présence des odorants jugés plaisants par des adultes typiques, les enfants maintenaient significativement plus longtemps leur tête alignée sur l’odorant, qu’elles ou ils souriaient significativement plus longuement (une fois et demie plus) et produisaient trois fois plus de vocalisations positives. En présence des odorants jugés déplaisants par les adultes typiques, elles et ils manifestaient en revanche significativement plus (2.5x plus) de moues et de grimaces. Par ailleurs, bien qu’ils aient été très rares, les réflexes nauséeux ne sont apparus qu’en présence des odorants déplaisants. L’étude a permis de constater que la présence des réactions hédoniques était plus marquée lors de la deuxième présentation du duo d’odeurs. Cette observation rejoint le principe selon lequel les préférences comme les aversions sont généralement associées à des affects forts qui rendent les acquisitions olfactives rapides et durables (Schaal, 1997).
Comme dit précédemment, l’olfaction est non seulement une voie d’accès privilégiée pour l’étude des réponses aux stimuli odorants, mais elle est aussi utile pour comprendre les mécanismes cognitifs, émotionnels et motivationnels mobilisés par l’individu (Schaal, 1997 ; Schaal et al., 2020). Dans une troisième étude, nous avons cherché à étudier si les participantes et participants de l’échantillon manifestaient une réaction d’habituation aux odeurs. L’habituation renvoie à la diminution progressive de l’amplitude ou de la fréquence d’une réponse lorsqu’une stimulation sensorielle se répète ou se prolonge. Cette diminution est non imputable à la fatigue (Thompson, 2010). C’est un processus (neuro)adaptatif très important qui permet de filtrer les stimulations familières qui ne méritent plus son attention. Les auteurs le considèrent comme un reflet du fonctionnement de la mémoire immédiate, de l’attention et de l’anticipation. L’habituation est également considérée comme une condition préalable à toutes les autres formes d’apprentissage et est également un type d’apprentissage en tant que tel (Rankin et al., 2009). Le protocole à « essais fixes » a été choisi. Il supposait la présentation d’un odorant, appelé odorant d’habituation, à six reprises pendant une durée de 30 secondes (6 x 30″), puis l’introduction d’un second odorant, l’odorant de discrimination, pendant 30 secondes également pour confirmer la sélectivité de la réponse. Un intervalle interstimulus de 15 secondes séparait les présentations d’odorant. Pendant cet intervalle, un stylo inodore était présenté à la participante ou au participant. Les résultats montrent la présence de deux sous-groupes. Dans le premier sous-groupe, composé de 17 participantes et participants qui s’habituent à l’odeur, on observe que l’intérêt pour l’odorant, mesuré par l’alignement de la tête, s’infléchit dès la deuxième présentation et que la réponse d’habituation devient significative après quatre à six présentations. Le second sous-groupe est composé de trois enfants qui ne montrent aucune réponse d’habituation, en effet, elles et ils restent alignés sur l’odorant[1] durant presque l’intégralité du temps disponible et leur réponse ne fluctue que peu au fur et à mesure des présentations. Chez les enfants et jeunes ayant manifesté une habituation, on constate une élévation de l’intérêt en présence de l’odeur nouvelle, ce qui laisse penser qu’elles et ils font la différence entre l’odeur déjà rencontrée et la nouvelle odeur.
Notre recherche a permis d’identifier les comportements faisant partie des indicateurs cliniques opérationnels les plus fiables permettant de savoir si des enfants ou jeunes polyhandicapés ont détecté une odeur. Elle a apporté un éclairage sur la gamme de réponses pouvant s’exprimer face à des odeurs porteuses de valence hédonique contrastée. Ces réponses étaient non seulement clairement différenciées, mais aussi cohérentes, en fonction du caractère agréable ou désagréable de l’odorant. De plus, la recherche permet de souligner l’importance d’observer les mécanismes d’habituation et de discrimination olfactive, qui donnent accès à la mémoire olfactive à court terme. En effet, distinguer la nouvelle odeur de la première implique de mémoriser la première odeur, la conserver en mémoire à l’intérieur de la fenêtre temporelle balisée par la durée de la tâche, puis mobiliser le souvenir créé à des fins de comparaison. Finalement, les trois études réalisées ont permis de tester des conditions d’observation des comportements de détection des odeurs avec des personnes polyhandicapées, un apport précieux quand on connait les défis de la recherche impliquant cette population (Petitpierre & Dind, 2023).
Remerciements : Les autrices remercient les enfants, les jeunes, et les parents qui ont participé aux recherches présentées. Elles expriment aussi leur reconnaissance à la Fondation Givaudan, à la Stiftung Heilpädagogisches Zentrum et à l’Université de Fribourg (Suisse) qui ont soutenu financièrement leurs travaux, ainsi qu’à l’entreprise Givaudan qui a fabriqué la majeure partie des odorants. Un remerciement particulier à la Fondation Clair Bois qui a impulsé la recherche, ainsi qu’au Home-Ecole Romand de la Fondation Les Buissonnets et au foyer Petit Prince de la Fondation Perceval pour leur immense soutien aux différentes étapes de la recherche.
Ayant pu démontrer l’importance de l’olfaction et les habiletés des personnes polyhandicapées dans cette modalité sensorielle, nous faisons les cinq suggestions suivantes aux milieux accompagnant ces personnes :
Ces pistes seront développées et illustrées dans un guide de bonnes pratiques pour observer et stimuler l’olfaction chez les personnes polyhandicapées, qui est en cours de réalisation. [2]
Au niveau de la recherche, des travaux ultérieurs avec des échantillons plus conséquents, si possible représentatifs de l’ensemble de la population à divers âges de la vie, doivent être envisagés.
Geneviève Petitpierre Responsable du Master en pédagogie spécialisée Université de Fribourg | Juliane Dind Lectrice au Département de pédagogie spécialisée Université de Fribourg |
Balez, S. (2021). Puissance émotionnelle de l’odeur dans les lieux. In G.-H. Laffont (Ed.), Ces lieux qui nous affectent : Production de sens, enjeu de connaissance, dimension opératoire (pp. 181–191). Hermann. https://doi.org/10.3917/herm.marto.2021.01.0181
De Blasio, C., Dind, J., & Petitpierre, G. (en révision). Odor hedonics responses in children and young people with profound intellectual and multiple disabilities
Fröhlich, A. (1987). La stimulation basale. Éditions de Lavigny.
Hulsegge, J., & Verheul, A. (1989). Snoezelen, un autre monde. Érasme.
Krusemark, E. A., Novak, L. R., Gitelman, D. R., & Li, W. (2013). When the sense of smell meets emotion: Anxiety-state-dependent olfactory processing and neural circuitry adaptation. Journal of Neuroscience, 33, 15324–15332. https://doi.org/10.1523/JNEUROSCI.1835-13.2013
Marlier, L., & Schaal, B. (1997). Familiarité et discrimination olfactive chez le nouveau-né. Enfance, 1, 47–61.
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à partir du 1er trimestre 2024, le guide sera disponible sur le site du Petit conservatoire du polyhandicap : www.polyhandicap.ch ↑