Développer ses compétences relationnelles grâce au handicap

Les personnes en situation de handicap comme partenaires de formation

Jérôme de Diesbach, Christian Singele, Geneviève Piérart, Annick Cudré-Mauroux et Steeve Quarroz

Résumé
La Haute école de travail social de Fribourg (HETS-FR) propose un module d’enseignement sur les compétences relationnelles dans lequel sont impliquées des personnes en situation de handicap. Cet article, corédigé par deux d’entre elles et l’équipe enseignante, propose une réflexion sur leurs expériences relationnelles avec les étudiantes et étudiants. En travail social, le handicap est un sujet sensible et peu abordé sous l’angle du savoir expérientiel. La rencontre qui se construit entre personnes concernées et personnes en formation est source d’expériences qui font évoluer les représentations et les pratiques.

Zusammenfassung
Die Hochschule für Soziale Arbeit Freiburg (HSA-FR) bietet ein Unterrichtsmodul zu Beziehungskompetenzen an, an dem auch Menschen mit Behinderungen aktiv mitwirken. Der vorliegende Artikel wurde von zwei dieser Mitwirkenden und den Dozierenden gemeinsam verfasst. Gemeinsam reflektieren sie über die Erfahrungen, die sie in der Zusammenarbeit mit den Studierenden gemacht haben. In der Sozialen Arbeit ist Behinderung ein sensibles Thema, das nur selten aus der Perspektive von Menschen mit eigener Erfahrung behandelt wird. Die direkte Begegnung zwischen Menschen mit Behinderungen und Studierenden schafft wertvolle Lernmomente – sie bringt Vorstellungen, Haltungen und berufliche Praktiken zum Vorschein und regt zur Auseinandersetzung an.

Keywords: handicap, module d’enseignement, pédagogie de l’expérience, travail social / Behinderung, Erlebnispädagogik, Lernmodul, Soziale Arbeit

DOI: https://doi.org/10.57161/r2025-04-06

Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 15, 04/2025

Creative Common BY

Introduction

La relation est au cœur de l’intervention en travail social. Dans les formations en travail social, cette dimension est travaillée à partir des expériences vécues par les étudiantes et étudiants durant leurs stages. Elle est également thématisée dans divers cours et ateliers lors desquels les personnes en formation peuvent tester entre elles des approches théoriques et des modèles de pratiques. Mais quelle place est donnée aux personnes recevant des prestations du travail social[1] dans cette construction du rapport à l’autre ? Comment leurs expériences de relations avec des travailleuses et travailleurs sociaux sont-elles prises en compte ?

Le savoir expérientiel dans la relation en travail social

Depuis 2021, un module d’enseignement optionnel proposé à la Haute école de travail social de Fribourg (HETS-FR), ouvert aux étudiantes et étudiants des quatre HES-SO en travail social (Fribourg, Genève, Valais et Lausanne), permet de développer les compétences relationnelles et le savoir-être en collaboration directe avec des personnes recevant ou ayant reçu des prestations du travail social. Ces personnes ont reçu ou reçoivent des prestations du travail social pour différentes raisons (situations de handicap, parcours migratoires, aide sociale). Elles apportent leur savoir expérientiel dans la formation et sont donc appelées « expertes et experts de vécu » dans le cadre de ce module. Elles sont à même de contribuer à la formation des futures travailleuses et travailleurs sociaux en les aidant à identifier et à mettre en œuvre des pratiques et des attitudes favorisant le respect, le partenariat, l’autonomisation et l’empowerment des personnes avec lesquelles ils vont travailler. Les personnes expertes de vécu forment des duos avec les personnes étudiantes. Tout au long du module, les duos réalisent des activités permettant à chaque étudiante et étudiant de développer des habiletés relationnelles et d’adopter une posture de partenariat (Reynaud et al., 2025).

Bien qu’il ne concerne qu’une partie des quelque 27 expertes et experts de vécu intervenant dans ce module, le handicap est emblématique des enjeux du rapport à l’autre. Il renvoie à des aspects éthiques de rencontre et de reconnaissance de l’altérité (Merlier, 2020), à des dimensions inconscientes de pouvoir (Depenne, 2017), à des processus d’assignation identitaire et de stigmatisation (Piérart & Arneton, 2021). Il nous a donc paru intéressant de construire une réflexion sur ces enjeux qui sont partagés par l’équipe formatrice du module (Geneviève Piérart, Annick Cudré-Mauroux et Steeve Quarroz) et deux personnes expertes de vécu en situation de handicap participant au module (Jérôme de Diesbach et Christian Singele).

Une réflexion partagée

Jérôme de Diesbach a 65 ans. Il est marié et père de trois enfants. Dans sa vie professionnelle, il a d’abord été agriculteur, puis éducateur spécialisé et assistant social dans le domaine de la protection de l’enfance. À la suite de la survenue d’une tumeur dans sa moelle épinière en 2016, il est devenu paraplégique. Il touche aujourd’hui une rente d’invalidité complète. Il est expert de vécu dans le module depuis cinq ans.

Christian Singele a 35 ans et vit à La Chaux-de-Fonds avec sa maman. Il a une déficience intellectuelle légère. Il travaille depuis quinze ans à l’intendance de la Fondation Alfaset. Il donne également des cours depuis huit ans à la HETS-FR sur la question de l’autodétermination. Il intervient dans le module en tant qu’expert de vécu depuis cinq ans.

Nous avons réfléchi ensemble à la question du handicap en lien avec un module centré sur les compétences relationnelles et basé principalement sur le savoir expérientiel – le dispositif comprend également des cours théoriques et des supervisions pour les personnes étudiantes. Trois thèmes ont été approfondis : (1) la place des personnes en situation de handicap dans la formation en travail social, (2) la survivance de tabous entourant le handicap, et (3) les impacts d’un tel dispositif de formation sur les relations qui se tissent entre les personnes en situation de handicap et les personnes étudiantes. Nous partageons ci-après les principales réflexions qui ont émergé de ces trois thèmes.

La place des personnes en situation de handicap dans la formation en travail social

Des pratiques formatives en évolution

Pour M. de Diesbach, qui s’est formé dans le domaine du travail social, il n’existait auparavant pas de module faisant intervenir des personnes en situation de handicap. Il en aurait volontiers suivi si cela s’était présenté autrefois. Sa première rencontre, en tant qu’éducateur diplômé, avec des enfants en situation de handicap a été difficile pour lui. Malgré sa formation, il n’y était pas préparé. Il en avait de vagues représentations, façonnées par des discours sociétaux négatifs (par exemple, au sujet de la « très faible espérance de vie » des personnes ayant une trisomie 21). M. Singele constate une évolution : le fait qu’il intervient à la HETS-FR, non pas comme simple témoin mais comme formateur, en est un indicateur. Tout aussi étayé qu’il soit, un enseignement théorique sur le handicap ne remplace pas les connaissances acquises grâce à la rencontre avec des personnes directement concernées, comme l’explique M. de Diesbach : « Je dis aux étudiantes et étudiants qu’ils peuvent me poser n’importe quelle question ».

Une diversité d’expériences de vie

Le module n’implique pas uniquement des personnes ayant une certaine aisance communicationnelle (à l’instar de MM. de Diesbach et Singele). Plusieurs autres personnes en situation de handicap présentent des difficultés à s’exprimer oralement. Cela peut être déstabilisant pour les étudiantes et étudiants, mais cela leur montre la diversité des expériences de vie que l’on regroupe sous l’étiquette unique de « handicap ». Cela implique aussi de découvrir d’autres manières d’entrer en relation, notamment par le non-verbal. M. Singele considère qu’il est important de faire évoluer ainsi la formation, car cela change le regard des futures travailleuses et travailleurs sociaux sur leur profession :

On voit vraiment la formation d’éducatrice et d’éducateur spécialisé changer, parce qu’avant, on ne voyait pas le handicap comme maintenant. De voir les étudiantes et étudiants changer leur regard sur la profession, c’est déjà une touche pour changer le regard sur le handicap dans la société.

Le handicap, un sujet qui reste tabou

Qu’en est-il du regard sociétal sur le handicap ? Nous avons pu constater que ce thème reste un sujet sensible dans le cadre du module, ce qui est en partie lié aux peurs que suscite encore aujourd’hui cette condition, malgré les progrès réalisés en termes d’intégration et d’inclusion.

Des questions qu’on ne pose pas

M. de Diesbach relate que, depuis qu’il intervient dans le module, un seul étudiant lui a demandé pourquoi il était en fauteuil roulant. Il pense que parler du handicap avec les personnes concernées reste difficile : « Je ne sais pas, c’est tabou. Même pour moi… Quand j’étais à la clinique de réadaptation Suva à Sion, je n’osais jamais demander à d’autres personnes paraplégiques ou tétraplégiques pourquoi elles étaient comme ça ». Pourtant, il est prêt à parler de son expérience, à condition qu’on lui pose la question. Il a déjà vécu une scène connue par les personnes en situation de handicap : une petite fille, croisée dans un magasin, lui demande ce qu’il a et se fait gronder par sa maman. Les personnes qui connaissent M. de Diesbach savent qu’elles peuvent aborder le sujet librement avec lui. Pour les autres, c’est apparemment plus compliqué. La peur de blesser avec des questions maladroites est probablement plus importante que la peur du handicap. M. de Diesbach fait quand même le constat suivant : « Si je regarde parmi mes amis, certains pensent que le handicap est contagieux : qu’ils pourraient attraper une tumeur et se retrouver en chaise roulante ». Une façon métaphorique d’exprimer que le handicap reste un sujet tabou.

Des résistances qui perdurent

M. Singele ne partage pas entièrement l’avis de M. de Diesbach. Selon lui, « le regard sur le handicap a changé et les personnes concernées sont mieux acceptées au sein de la société ».

L’équipe enseignante, quant à elle, constate que pour les personnes en formation sans expérience préalable avec le handicap, la rencontre avec cette réalité peut encore susciter des résistances (l’adverbe « encore » renvoie ici à l’évolution temporelle des représentations du handicap – « On en est encore là en 2025 » – et au fait que les étudiantes et étudiants qui suivent ce module sont en dernière année de formation et devraient, de ce fait, être conscients de leurs représentations). L’équipe enseignante observe aussi que le handicap peut rester pour les étudiantes et étudiants la composante identitaire principale des personnes expertes de vécu, au détriment d’autres facettes de leur identité (par exemple, leur rôle de père, de conjoint, de supporteur sportif ou de membre associatif). Le handicap impacte les relations qui se construisent dans le cadre du module.

L’impact du handicap sur la relation

Le rapport à soi et à l’autre

Les deux experts ont un rapport différent avec « leur » handicap. Comme l’explique M. Singele, c’est une réalité qu’il a intégrée : « J’ai accepté mon handicap. Avant, c’était très dur d’accepter mon handicap, parce que je me voyais comme une personne normale. En faisant juste un cours sur la trisomie, je me suis dit ‹ oui, j’ai un handicap › ». Pour M. de Diesbach, c’est un peu plus compliqué : « Je me sens moins handicapé que professionnel dans mes interventions ici. Je ne suis pas handicapé, je suis en chaise roulante. Je n’ai pas encore accepté ma condition ». Ce rapport à soi influence leur posture dans le module.

Un processus relationnel participatif et réflexif

Dans le module, la première rencontre entre personnes expertes de vécu et personnes en formation constitue un moment clé, porteur d’émotions fortes. Celles-ci surgissent notamment à l’instant où les duos sont formés par tirage au sort. Pour quelques expertes et experts de vécu, ce moment est source d’une grande anxiété. M. de Diesbach et M. Singele admirent leurs collègues qui parviennent, comme eux, à surmonter leurs craintes et à revenir dans le module année après année. Ce temps de rencontre peut susciter, de part et d’autre, la peur du rejet, comme l’explique M. Singele : « Le premier jour, je suis un peu stressé. Je me demande si l’étudiante ou l’étudiant va m’apprécier. Mais après, je me sens à l’aise. ». M. de Diesbach fait le constat que :

Les étudiantes et étudiants sont toutes et tous un peu crispés au début. Même après deux semaines, on le sent encore chez quelques-uns. Ça dépend vraiment avec quelle personne experte de vécu elles ou ils se retrouvent. Par exemple, avec [l’expert présentant des difficultés de communication verbale], c’est normal que l’étudiante ou l’étudiant se demande ce qu’elle ou il va pouvoir lui dire.

Les formatrices et formateurs constatent que, dans les duos où prédomine un mode de communication non-verbal, la relation se tisse parfois plus lentement, mais souvent de façon intense et créative.

Le module a été conçu de telle manière que la relation au sein des duos évolue de manière conscientisée, afin que les étudiantes et étudiants puissent développer leurs compétences relationnelles à travers un processus participatif et réflexif. Les deux experts relèvent que les expériences vécues par les personnes en formation leur permettent de modifier progressivement leurs représentations du handicap. L’adaptation de leur comportement leur sera utile pour la suite, notamment en stage, comme l’exprime M. de Diesbach : « Cela augmente leur expérience, par exemple pour leur stage, s’ils le font dans le domaine du handicap ». L’apport du lien qui se tisse au sein des duos est également primordial, comme le partage M. Singele :

Pour moi, de voir le visage de l’étudiante ou l’étudiant changé, parce qu’elle ou il voit que le handicap n’est pas si menaçant que ça. Voir le sourire des étudiantes et étudiants, c’est valorisant. Après, ils pourront avoir le même sourire durant leur stage.

La reconnaissance

Les deux experts de vécu trouvent valorisant de participer à la formation en tant que tels. Cela leur offre une forme de reconnaissance. Pour M. Singele, c’est principalement vis-à-vis de son lieu de travail : « Comme l’a dit le directeur : ‹ tu nous mets en avant, à l’école. Tu soutiens les personnes en situation de handicap en faisant ça. C’est dommage qu’il n’y ait pas plus de personnes d’Alfaset qui fassent ça › ». Son implication dans le module dépasse donc, pour lui, le simple engagement personnel. C’est aussi une part de son travail d’autoreprésentant, à l’instar des cours qu’il donne sur l’autodétermination dans d’autres modules :

Je me suis dit que j’avais ma place dans cette école pour donner des cours aux éducatrices et éducateurs, pour intervenir. Avant, je pensais que je n’avais pas ma place, que je serais plutôt dans le rôle d’un étudiant. Maintenant, je sais que j’ai ma place. 

Pour M. de Diesbach, la participation au module combine des aspects liés à sa situation professionnelle et sa condition :

Moi qui ai été éducateur et assistant social, je passe de l’autre côté de la barrière, dans ce module… Donc ça fait un peu bizarre. Mais je suis très content de venir ici, et mentalement, ça me sort de chez moi, parce que je ne fais rien à la maison. C’est très agréable. Je regrette qu’il n’y ait pas eu ça à mon époque.

Il peut se positionner à la fois comme expert de vécu du handicap et comme professionnel du travail social ayant une représentation de ce qui est important dans la formation : « Cette idée de participation, on en parlait, mais on n’invitait pas les personnes en situation de handicap à l’école ; surtout pas des personnes avec des handicaps importants. Maintenant, elles viennent et elles sont reconnues par les étudiantes et étudiants ». Il aime dire aux étudiantes et étudiants avec lesquels il est en duo : « Prends une chaise roulante et passe une semaine avec ».

L’équipe de personnes expertes de vécu change un peu chaque année, avec un groupe stable. Bien que quelques obstacles compliquent parfois leur participation au module (accessibilité des transports, possibilité de venir à l’école sur son temps de travail professionnel), les expertes et experts de vécu perçoivent dans la rencontre avec les étudiantes et étudiants une reconnaissance et un enthousiasme qui les motivent à revenir l’année suivante. « De voir tous ces jeunes qui viennent faire une formation d’éducatrices et d’éducateurs ça me met du baume au cœur. Le métier n’est pas mort, il y en a encore qui font ça », témoigne M. de Diesbach. M. Singele confirme : « On voit les étudiantes et étudiants différemment, parce qu’ils n’ont pas leur ordinateur. Cette année, c’est la première fois que je n’ai pas vu un seul étudiant avec son ordinateur. C’est peut-être un changement de génération ! »

Conclusion

La participation d’expertes et experts de vécu en situation de handicap à la formation en travail social permet aux étudiantes et étudiants de développer des compétences relationnelles qui seront au cœur de leur futur métier. Ils sont amenés à interroger leurs représentations et à aller au-delà de celles-ci pour être dans une véritable rencontre, qui permet de questionner les éventuels rapports de pouvoir et les peurs que suscite encore le handicap de nos jours. Il aurait été intéressant d’inclure des personnes en formation dans cette réflexion coconstruite. Celle-ci aurait probablement pris des tonalités différentes avec d’autres expertes et experts de vécu en situation de handicap. Toutefois, ce qui est intéressant, c’est que le handicap apparait ici comme emblématique de ce qui peut se jouer dans la rencontre avec « l’autre » et de ce qui permet que « l’autre » devienne un alter ego grâce à la relation qui se construit au fil du temps.

Autrices et auteurs

Jérôme de Diesbach
Expert de vécu

HETS-FR

jdediesbach@bluewin.ch

Christian Singele

Expert de vécu

HETS-FR

christian.singele91@gmail.com

Geneviève Piérart

Professeure

HETS-FR

genevieve.pierart@hefr.ch

Annick Cudré-Mauroux

Professeure

HETS-FR

annick.cudre-mauroux@hefr.ch

Steeve Quarroz

Professeur

HETS-FR

steeve.quarroz@hefr.ch

Références

Depenne, D. (2017). Distance et proximité en travail social. Les enjeux de la relation d’accompagnement. ESF éditeur.

Merlier, P. (2020). Philosophie et éthique en travail social. Presses de l’EHESP. https://www.presses.ehesp.fr/wp-content/uploads/2016/03/9782810901326.pdf

Piérart, G., & Arneton, M. (2021). Interculturalité des situations de handicap : de la désignation à la reconnaissance. Alterstice – Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, 10(2), 5-12. https://doi.org/10.7202/1084908ar

Reynaud, C., Guerry, S., Piérart, G., & Cudré-Mauroux, A. (2025). La participation des personnes concernées dans la formation des travailleurs sociaux. Quels enjeux pédagogiques pour les formateurs ? Sociographe, 89(1), 133-147. https://doi.org/10.3917/graph1.089.0133

  1. Nous évitons intentionnellement l’emploi de « bénéficiaires » et « usagères et usagers » qui sont perçus négativement par une partie des personnes concernées.