Le point de vue des personnes concernées avec l’indice de Pro Infirmis
Résumé
L’indice de l’inclusion de Pro Infirmis évalue la participation des personnes en situation de handicap à la société et leur inclusion dans différents domaines de la vie, du point de vue de leur propre vécu. Les résultats montrent que 80 % des personnes sondées en 2023 se sentent fortement limitées dans au moins un des dix domaines de la vie évalués. Les dix domaines sont : la formation, le travail, le logement, la mobilité, les loisirs, les relations sociales, la santé, la politique, l’information et le droit.
Zusammenfassung
Der Inklusionsindex von Pro Infirmis misst, wie gut Menschen mit Behinderungen in die Gesellschaft eingebunden sind – und zwar aus ihrer eigenen Sicht. Er zeigt, wie sie ihre Teilhabe in verschiedenen Lebensbereichen wahrnehmen. Die Ergebnisse von 2023 machen deutlich: 80 Prozent der befragten Personen fühlen sich in mindestens einem der zehn untersuchten Lebensbereiche deutlich eingeschränkt. Zu diesen Bereichen gehören: Bildung, Arbeit, Wohnen, Mobilität, Freizeit, soziale Beziehungen, Gesundheit, Politik, Information und Recht.
Keywords: appréciation, handicap, inclusion, participation / Behinderung, Bewertung, Inklusion, Partizipation
DOI: https://doi.org/10.57161/r2025-04-04
Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 15, 04/2025
En Suisse, 1.7 million de personnes sont en situation de handicap, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS, 2022). Ce nombre, qui correspond à environ 22 % de la population de notre pays, constitue une proportion extrêmement importante et pourtant largement méconnue. Ces personnes trouvent-elles du travail comme tout le monde ? Peuvent-elles prendre les transports publics ? Se sentent-elles correctement représentées au sein des instances politiques ? En bref, comment se sentent-elles incluses dans leur quotidien ? Jusqu’à récemment, il était impossible de répondre à ces questions, par manque d’étude.
Si l’on considère le nombre de recherches sur un phénomène social comme indicateur de l’agenda sociétal et scientifique, force est de constater que l’étude du degré d’inclusion ressenti par les personnes en situation de handicap ne se situe pas au sommet des préoccupations actuelles. En effet, il semblerait qu’une seule étude se soit penchée sur cette question (Pfister et al., 2017). Si celle-ci apporte des éléments de réponse intéressants, elle reste insuffisante dans la mesure où elle n’est pas représentative, comme le mentionnent les autrices et auteurs de l’étude.
Pro Infirmis a voulu combler cette lacune en développant une étude sur les appréciations individuelles des personnes en situation de handicap par rapport au degré d’inclusion ressenti. Pour cela, l’organisation a mandaté l’institut de recherche indépendant Grünenfelder Zumbach (actif dans la recherche sociale et le conseil) afin de réaliser une recherche sur le sujet.
L’étude, parue sous le titre Indice de l’inclusion 2023 : étude sur l’inclusion des personnes en situation de handicap en Suisse, offre pour la première fois une image complète et représentative de l’inclusion en Suisse (Grünenfelder et al., 2023). Le présent article, après avoir évoqué le contexte législatif suisse, résume la méthodologie ainsi que les principaux résultats. En conclusion, certaines pistes pour renforcer l’inclusion seront proposées.
La Suisse s’est engagée à garantir l’inclusion des personnes en situation de handicap. Le pays a ratifié en 2014 la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Ce traité engage les États signataires à garantir l’égalité et la pleine jouissance, sans discrimination, des droits humains par les personnes en situation de handicap. La CDPH couvre de nombreux domaines : l’accessibilité (article 9) ; l’éducation inclusive (article 24) ; le travail (article 27) ; la participation politique (article 29) ou encore la vie autonome (article 19). En signant cette convention, la Suisse s’est engagée à adapter ses lois et pratiques, soumettre régulièrement des rapports au Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU et mettre en place des mécanismes de suivi.
Au niveau national, le cadre légal helvétique se fonde depuis 2002 sur la Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (Loi sur l’égalité pour les personnes handicapées, LHand). Entrée en vigueur en 2004, son objectif est de prévenir, réduire et éliminer les discriminations envers les personnes en situation de handicap et de favoriser leur participation à la vie sociale. La LHand s’applique aux domaines relevant de la Confédération (transports publics, constructions, services, communication, emploi dans l’administration fédérale). Elle impose des mesures d’accessibilité, par exemple l’adaptation des bâtiments publics ou des systèmes d’information, et proscrit les discriminations directes ou indirectes. Elle prévoit également des aides financières pour des projets améliorant l’intégration.
La participation sociale constitue un indicateur central de l’inclusion des personnes en situation de handicap. Habituellement, son évaluation repose sur des données objectives issues de statistiques publiques (Grünenfelder et al., 2023). Toutefois, une telle approche présente une limite notable : elle ne permet pas de saisir la perspective subjective des personnes concernées. Or, l’analyse des conditions réelles de participation requiert d’examiner non seulement l’impact des politiques et des mesures en faveur de l’inclusion, mais également la manière dont les personnes en situation de handicap vivent au quotidien. Quels sont les contextes qui favorisent leur participation et les obstacles qui restreignent leur implication ?
Afin de pallier cette lacune, l’enquête sur l’inclusion des personnes en situation de handicap en Suisse a été conçue sur la base d’un questionnaire. Cette méthode permet de recueillir des données fiables quant au degré d’inclusion ressenti ainsi qu’à l’expérience de l’exclusion sociale dans les principaux domaines de la vie quotidienne. L’étude se fonde sur la définition présente dans l’article 3 de la CDPH, qui définit l’inclusion comme « la participation et l’intégration pleines et effectives à la société ».
Dans la lignée des travaux de Pfister et al. (2017), la participation sociale y est appréhendée comme un continuum et non selon une dichotomie binaire inclus/exclu. Ce continuum s’étend entre quatre degrés : (++) aucune limitation ; (+) limitation légère ; (-) limitation importante (--) limitation forte. Cette conceptualisation prend en compte la multiplicité des espaces et des formes d’interactions sociales, et souligne le caractère pluridimensionnel de l’inclusion. Ainsi, l’exclusion sociale peut se manifester de manière différenciée selon les domaines de vie.
Dans le cadre de l’élaboration de l’outil d’enquête, 24 sous-domaines ont été identifiés et regroupés en 10 domaines de vie : (1) Formation ; (2) Travail ; (3) Logement ; (4) Mobilité, (5) Culture, sport et loisirs ; (6) Relations sociales ; (7) Santé ; (8) Politique ; (9) Information et communication ; (10) Droit.
L’implication active du groupe cible a constitué une dimension essentielle de la recherche. Divers dispositifs participatifs ont été mis en place afin d’intégrer les perspectives, les savoirs expérientiels et les besoins des personnes concernées. Cette approche participative a guidé plusieurs étapes de l’étude, allant de la conception du questionnaire à la validation des analyses.
La collecte des données s’est déroulée en Suisse entre le 15 mai et le 8 juillet 2023, sous format écrit. Au total, 1433 personnes en situation de handicap ont répondu intégralement au questionnaire. Ensuite, une pondération statistique a été utilisée afin d’assurer la représentativité des résultats. Grünenfelder et al. (2023, p. 13) ont utilisé la technique statistique d’ajustement proportionnel itératif. Le sexe, l’âge, la région de domicile, le type de handicap et la forme d’habitat ont été utilisés comme facteurs de pondération.
Les résultats de l’étude montrent que 80 % (n=1146) des personnes en situation de handicap sondées éprouvent des limitations importantes en termes d’inclusion dans au moins un des domaines de la vie examinés. 50 % (n=716) témoignent d’importantes limitations dans trois domaines ou plus et 20 % (n=287) se sentent fortement limitées dans cinq des domaines analysés.
Les personnes en situation de handicap se sentent discriminées dans la plupart des domaines de la vie quotidienne (Figure 1). Nous observons des différences selon les domaines considérés. Ceux où le sentiment d’exclusion est le plus fort sont la politique, le travail et la mobilité, où plus de 60 % (n=860) éprouvent une limitation forte ou importante. Ceux où la limitation est la moins ressentie sont le droit, la santé et l’information et communication. Pour ces domaines, la limitation est légère pour environ 25 % (n=358) et inexistante pour environ 50 % (n=716).
Note : (--) limitation forte ; (-) limitation importante ; (+) limitation légère ; (++) aucune limitation.
80 % des personnes sondées se sentent sous-représentées et pensent que les femmes et les hommes politiques ne parlent pas suffisamment des personnes en situation de handicap et qu’ils n’en font pas assez pour elles.
Pour 50 % (n=716) des personnes en situation de handicap sondées, les chances de trouver un emploi sur le marché primaire du travail sont très minces. D’une part, 50 % des personnes interrogées indiquent que trop peu d’entreprises sont disposées à engager des personnes en situation de handicap. D’autre part, 30 % estiment qu’il n’y a pas assez d’emplois où il est possible de travailler avec un handicap.
Enfin, selon l’étude, 30 % (n=430) des personnes en situation de handicap en Suisse éprouvent des limitations en utilisant les transports publics. Cette proportion augmente même à 50 % (n=716) pour celles qui présentent un handicap physique en raison principalement des quais ou arrêts trop hauts ou trop bas, ce qui complique l’accès aux différents moyens de transport. S’agissant de l’utilisation d’un véhicule à moteur, les difficultés sont semblables avec 34 % (n=487) des personnes sondées s’estimant fortement limitées.
Dans les sept autres domaines de la vie, l’enquête révèle que, dans certains cas, les personnes interrogées sont nombreuses à se sentir fortement limitées en termes de participation sociale en raison de leur handicap. Nous les passons ci-dessous en revue de manière succincte.
Nous avons demandé à des personnes en situation de handicap de réagir aux résultats quantitatifs de l’étude. Voici quelques-unes des leurs réactions. Dans le domaine de la participation politique, le jeune politicien Nouh Latoui (auteur de la Tribune libre de ce numéro) déplore que « Les personnes en situation de handicap, nous ne sommes pas écoutées ». Il appelle à un renforcement de la représentation des personnes en situation de handicap : « S’il n’y a pas de personnes en situation de handicap dans la politique, on ne peut pas faire changer les mentalités ». Dans ce domaine, la communication constitue également un enjeu. Comme le souligne Peter Ladner : « Les informations, surtout pour les personnes avec des troubles cognitifs, c’est très important. Si on ne sait pas ce qu’on peut faire, alors on n’ose pas non plus [traduction libre] ».
La vision négative qu’ont beaucoup d’entreprises sur le handicap limite l’accès au marché du travail pour des personnes qui ont pourtant les compétences et les qualifications nécessaires. C’est l’expérience difficile dont témoigne Nicole Sourt lors de sa recherche d’emploi : « C’était très difficile pour moi de savoir si je devais informer que j’ai un handicap ou pas. Finalement, je n’ai jamais été convoquée à un deuxième entretien. J’ai été écartée au motif que je manquais d’expérience, alors que j’ai travaillé durant huit ans après mes études [traduction libre] ».
Face à la discrimination persistante frappant les personnes en situation de handicap, plusieurs actions politiques sont en cours. Voici un tour d’horizon.
Portée par les milieux du handicap, l’Initiative pour l’inclusion demande un changement constitutionnel garantissant l’égalité en droit et, dans les faits, la participation, l’autodétermination et l’assistance pour les personnes en situation de handicap. Le texte a été déposé en septembre 2024, avec plus de 107 000 signatures. Un contreprojet a été proposé par le Conseil fédéral, qui est en consultation jusqu’au 16 octobre 2025. Cependant, il est insuffisant aux yeux de l’Association pour une Suisse inclusive. Le peuple pourrait être appelé à se prononcer.
Pro Infirmis a organisé en 2023 la première Session des personnes handicapées au Parlement fédéral. Lors des dernières élections fédérales, elle a soutenu une liste de candidates et candidats en situation de handicap. Pour la première fois, trois élus en situation de handicap siègent sous la Coupole : Christian Lohr, Philipp Kutter et Islam Alijaj. Pro Infirmis a également créé Forum22, un réseau qui réunit et soutient des personnes en situation de handicap de toute la Suisse, qui s’engagent en politique ou souhaitent le faire.
La Suisse ne garantit pas le droit de vote pour toutes les personnes en situation de handicap. En effet, certaines sont privées de leurs droits politiques, ce qui va à l’encontre des directives de la CDPH. Plusieurs cantons ont récemment mis un terme à cette discrimination (Genève en 2020, Appenzell Rhodes-Intérieures en 2024) ou sont en passe de le faire (Soleure, Vaud, Zoug et Zurich). Des discussions allant dans le même sens sont également bien avancées au niveau du Parlement suisse. En effet, les Chambres fédérales ont approuvé en 2025 une revendication de la Session des personnes handicapées : que personne ne soit privé du droit de vote en raison d’un handicap (voir la Motion 24.4266 « Droits politiques pour les personnes en situation de handicap » déposée par la Commission des institutions politiques).
Les résultats de l’indice mettent en évidence non seulement que le sentiment d’exclusion reste prégnant dans le quotidien des personnes en situation de handicap, mais aussi que les textes législatifs et l’engagement international de notre pays visant à garantir l’inclusion tardent à devenir réalité. Ces résultats confirment ceux trouvés par d’autres évaluations, réalisées selon des critères différents. Ainsi, le Comité des droits des personnes handicapées a durement critiqué la Suisse en 2022. Il a constaté qu’il n’existait pas de stratégie pour la mise en œuvre de la CDPH et que la législation suisse n’avait guère été modifiée depuis 2014 (année de la ratification). Enfin, il a estimé que la protection contre la discrimination était actuellement insuffisante. En 2025, le European Network on Independent Living (ENIL) a publié une étude comparant les pays européens en matière d’autodétermination des personnes en situation de handicap (Candiago, 2025). La Suisse obtient un score très faible de 1.9 sur 5, bien en dessous de la Suède, de Malte ou de l’Islande, qui arrive en tête avec 3.2.
L’étude de Pro Infirmis a le mérite d’offrir, pour la première fois, des données scientifiquement valides et représentatives sur le sujet de l’inclusion. Elles sont indispensables pour sensibiliser le grand public à un sujet encore méconnu. Elles permettent également de soutenir le travail de lobbying politique que mènent Pro Infirmis et d’autres organisations en faveur des droits des personnes en situation de handicap.
Cependant, la recherche ne doit pas en rester là. En effet, Pro Infirmis publiera à l’été 2026 une seconde version de l’Indice de l’inclusion. Basé sur la même méthodologie, il permettra d’évaluer l’évolution sur plusieurs années. Cet effort doit se poursuivre afin de continuer de disposer de données de qualité et de maintenir le sujet à l’agenda politique.
Lionel Frei |
Candiago, A. (2025). Independent Living Survey 2024: Disabled People’s Perceptions of Independent Living in Europe. European Network on Independent Living. https://enil.eu/wp-content/uploads/2025/05/Independent-Living-Survey-2024_WEB.pdf
Comité des droits des personnes handicapées. (2022). Observations finales concernant le rapport initial de la Suisse. Nations Unies. https://www.ebgb.admin.ch/fr/presentation-du-rapport-cdph
Commission des institutions politiques [CIP]. (2024, 24.10). Droits politiques pour les personnes en situation de handicap (Motion 24.4266). Conseil National. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20244266
Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) du 15 mai 2014, RS 0.109 (État le 24 mars 2025). https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2014/245/fr
Grünenfelder, R., Palanza, A., & Zumbach, D. (2023). Indice de l’inclusion 2023 : étude sur l’inclusion des personnes en situation de handicap en Suisse. Grünenfelder Zumbach GmbH – Sozialforschung und Beratung. https://www.proinfirmis.ch/fileadmin/bilder/4_Ueber_uns/kampagnen/2023/Inklusionsindex/Indice_de_l_inclusion_2023.pdf
Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (Loi sur l’égalité pour les handicapés, LHand) du 13 décembre 2002, RS 151.3 (État le 1er juillet 2020). https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2003/667/fr
Office fédérale de la statistique [OFS]. (2022). Enquête sur les revenus et les conditions de vie (SILC). https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economique-sociale-population/enquetes/silc.html
Pfister, A. Studer, M., Berger, F., & Georgi-Tscherry, P. (2017). Teilhabe von Menschen mit einer Beeinträchtigung (TeMBStudie). Eine qualitative Rekonstruktion über verschiedene Teilhabebereiche und Beeinträchtigungsformen hinweg. Hochschule Luzern – Soziale Arbeit & Interkantonale Hochschule für Heilpädagogik. https://www.hfh.ch/media/1149/download?srsltid=AfmBOoqGVTnxx6Vbt7iLaZcS_jS-vPENNJBeHJuP6GqL3ordspqUIWIS