Construire sa propre rampe

Malick Reinhard

DOI: https://doi.org/10.57161/r2025-04-00

Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 15, 04/2025

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Il existe un objet d’une technologie redoutable, un concentré d’ingénierie qui ouvre des portes, aplanit les obstacles et fluidifie le quotidien. Cet objet n’est pas un exosquelette bardé de capteurs, mais un simple bout de caoutchouc : le cale-porte. Pour qui se déplace en fauteuil roulant, en déambulateur ou simplement avec difficulté, il est souvent le premier maillon de l’autonomie, bien avant les promesses de la maison connectée. Ce paradoxe dit tout.

Tandis que la société imagine l’avenir à travers des innovations complexes, elle oublie que le présent est encore pavé d’obstacles triviaux : une marche trop haute, un interrupteur mal placé, un formulaire en ligne sans alternative textuelle. Car vivre avec un handicap, dans un environnement peu ou pas conçu pour soi, c’est avant tout devenir l’architecte de son propre quotidien. C’est détourner un meuble suédois, bricoler une prothèse avec une imprimante 3D, développer une routine millimétrée pour un trajet en transports publics. Ce ne sont pas des anecdotes, ce sont des preuves d’ingéniosité. Cette expertise est pourtant rarement perçue comme telle. Le regard extérieur oscille souvent entre deux pôles réducteurs : la pitié face à la difficulté ou l’admiration béate devant le courage. Une vision qui place systématiquement la personne en situation de handicap dans une position passive : celle qui subit ou celle qui surmonte, mais rarement celle qui conçoit. Or, chaque solution inventée, chaque système D mis en place est une affirmation. C’est la reprise de contrôle sur un environnement qui vous échappe. C’est une micro-révolution menée à l’échelle d’un appartement, d’un quartier, d’un lieu de travail. Une manière de dire : « Si le monde ne s’adapte pas à moi, je vais adapter mon monde ». Cette démarche, bien que personnelle, est en réalité un vrai acte de citoyenneté. Elle questionne en creux la norme invisible qui régit nos espaces et nos outils. Un escalier n’est pas neutre ; c’est un choix qui exclut. Un logiciel inaccessible n’est pas un oubli technique ; c’est une barrière culturelle. Chaque objet détourné devient ainsi une prise de position. Chaque routine optimisée est un défi lancé à l’inertie. Cette ingéniosité discrète, menée sans banderoles ni slogans, n’en est pas moins une force de changement. Elle ne se contente pas de réclamer un monde plus adapté ; elle commence à le dessiner, ici et maintenant. Les personnes qui tracent leur chemin malgré l’adversité ne font donc pas que poursuivre leurs rêves. Elles redessinent, à leur échelle, les plans d’une société plus inclusive. Elles sont la preuve vivante que l’expertise d’usage est une compétence fondamentale, une source d’innovation trop longtemps ignorée. Cependant, il faut se garder de toute romantisation. Cette inventivité n’est pas un choix, mais une nécessité ; elle est le symptôme d’un échec collectif. Si elle force l’admiration, elle doit surtout nous interroger sur nos propres angles morts. Car l’objectif ultime n’est pas une société peuplée d’héroïnes et de héros du quotidien, mais une société où personne n’a besoin de l’être pour simplement exister. Ce dossier leur donne la parole. Non pas pour collectionner des témoignages inspirants, mais pour présenter des expertises. Celles et ceux qui partagent ici leur parcours ne sont pas des sujets d’étude, mais façonnent bien une narration plus juste et plus nuancée de la vie avec un handicap.

Finalement, le chemin le plus court vers l’autonomie n’est pas toujours une ligne droite. C’est souvent une rampe d’accès que l’on a dû construire soi-même.

© Michaël Waser

Journaliste pour la RTS et Le Temps, Malick Reinhard a orienté son travail vers le traitement médiatique du handicap, développant une approche narrative qui privilégie l’authenticité des témoignages. Étant lui-même en situation de handicap, il apporte un regard différent sur ces questions et apporte son expertise en milieu académique (FBM-UNIL, HETSL, HETS-FR). Dans Couper l’herbe sous les roues, il propose chaque semaine des analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.