D’un validisme qui s’ignore au travail collectif de sa déconstruction
Résumé
La télévision est un « double » de la société (Macé, 2006). Ainsi, la Télévision suisse romande se nourrit de nos représentations collectives vis-à-vis des personnes qui vivent avec des in/capacités et les oriente également. Mais quelles sont les configurations télévisuelles du handicap repérables depuis les années 1950 ? Peut-on y déceler une trame stable ? Notre équipe de recherche a d’abord mené une sociologie de l’image, puis une sociologie participative par l’image avec des partenaires associatifs, afin de dévoiler et déconstruire collectivement les différentes facettes d’un validisme profondément ancré et inconsciemment reproduit dans l’univers télévisuel.
Zusammenfassung
Das Fernsehen widerspiegelt die Gesellschaft – es ist, wie Macé (2006) sagt, ihr «Double». Das Westschweizer Fernsehen nährt sich also von unseren kollektiven Vorstellungen von Menschen mit Behinderungen und prägt sie wiederum. Doch wie hat sich die Darstellung von Behinderungen seit den 1950er-Jahren verändert? Lässt sich ein bestimmtes Muster erkennen? Um diese Fragen zu beantworten, führte unser Forschungsteam zunächst eine bildsoziologische Analyse durch und ergänzte sie später durch eine partizipative Bildsoziologie in Zusammenarbeit mit Vertreter:innen verschiedener Verbände. Gemeinsam legten wir die unterschiedlichen Facetten eines tief verwurzelten, oft unbewusst fortgeführten Validismus im Fernsehen offen – und begannen, diese kritisch zu hinterfragen und zu dekonstruieren.
Keywords: archives, émission de télévision, handicap, inclusion, médias audiovisuels, sociologie, télévision / Archiv, audiovisuelle Medien, Behinderung, Fernsehen, Fernsehsendung, Inklusion, Soziologie
DOI: https://doi.org/10.57161/r2025-04-01
Revue Suisse de Pédagogie Spécialisée, Vol. 15, 04/2025
Selon Macé (2006), la télévision est un « double » de la société ; c’est un environnement médiatique à la fois produit et producteur de représentations sociales sur les personnes qui vivent avec des in/capacités.
Pour faire référence au groupe social concerné, nous n’utilisons pas les termes du langage courant retenus par les journalistes et documentalistes de la Radio Télévision Suisse (RTS), mais plutôt l’expression « personnes vivant avec des in/capacités ». Cette formulation permet à la fois de reconnaitre l’existence de limitations de certaines capacités, particularités qui ne doivent pas être occultées, et d’éviter que ces limites ne représentent l’entièreté de la personne. En ce sens, nous nous rattachons au modèle contextuel du handicap tel qu’il a été promu et défendu par le Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH) depuis les années 1990 (Fougeyrollas, 2002).
De toute évidence, la télévision peut orienter nos représentations et nos comportements vis-à-vis des personnes vivant avec des in/capacités. De la paléo-télévision, à la néo-télévision (Casetti & Odin, 1990 ; Eco, 1985), puis jusqu’à la post-télévision, le pouvoir persuasif de la télévision est resté fort. Elle peut ainsi servir toute forme de propagande, au sens large que lui donne David Colon (2019), c’est-à-dire toute action organisée visant à propager des valeurs ou une idéologie et à obtenir l’adhésion du plus grand nombre. Mais quelles sont les configurations télévisuelles du handicap repérables depuis les années 1950 ? Peut-on y déceler une trame stable ? Et comment agir sur cet environnement médiatique pour transformer les rapports sociaux au handicap ? Pour apporter des réponses à ces questions, nous avons mené une sociologie de l’image, suivie d’une sociologie participative par l’image, qui ont permis le dévoilement, puis la déconstruction collective de différentes facettes des figures du handicap (Giami et al., 1988 ; Korff-Sausse, 2001) habitant l’univers télévisuel de la télévision suisse romande. Nous avons ainsi utilisé le fonds d’archives de la RTS, en deux différentes étapes : celle du dévoilement, puis celle de la déconstruction.
Le programme de recherche « Télévision publique, représentations collectives et politique d’intégration. Sociohistoire audiovisuelle des rapports à l’invalidité et au handicap en Suisse romande (1950-2018) », appelé aussi « HandiRTSArchives », a permis de mener une analyse inédite des contenus télévisuels des archives de la RTS sur les sept dernières décennies. C’est grâce au partenariat avec le service Données et Archives de la RTS que l’équipe de recherche a eu accès aux archives numérisées de cette télévision. Tout au long des cinq années de ce programme « HandiRTSArchives », nous avons eu accès à une plateforme numérique rassemblant les archives audiovisuelles de cette télévision. Initialement conçue pour un usage journalistique interne à la RTS, elle est devenue accessible aux chercheuses et aux chercheurs à la suite d’une récente politique nationale de valorisation du patrimoine audiovisuel.
Bien que plus de 500 000 documents audiovisuels soient à ce jour archivés, ils ne représentent qu’une part de l’ensemble des programmes diffusés depuis les débuts de la RTS. En effet, seules les productions de la RTS sont accessibles, et en outre celles-ci ne sont pas exhaustives, car l’archivage n’a été réalisé de façon systématique que depuis 1991, date d’entrée en vigueur de la Loi fédérale sur la radio et la télévision (LRTV). C’est donc dans un fonds d’archives, que l’on sait lacunaire, que nous avons cherché puis identifié près de 4000 documents audiovisuels traitant de la thématique du handicap. Si ce sont habituellement nos collègues historiennes et historiens qui explorent les archives, c’est en tant que sociologues que nous y sommes entrés, cherchant à exhumer, à observer et à analyser les traces télévisuelles des rapports sociaux au handicap et à l’invalidité.
C’est particulièrement dans une perspective de sociologie de l’image (Vander Gucht, 2013) que nous avons appréhendé les archives, en nous attachant à la présence à l’écran et à la mise en scène des personnes dites « handicapées » dans ces productions télévisuelles. Que disaient et que montraient les productions télévisuelles traitant du handicap ? Comment celles-ci évoluaient-elles au cours du temps ? Le programme de recherche « HandiRTSArchives » a permis de répondre en partie à ces questions en examinant en profondeur des images et des discours fugaces. Malgré leur caractère éphémère, ceux-ci ont façonné l’univers télévisuel romand et, par extension, ont contribué à la construction des représentations collectives du handicap en Suisse romande. Ainsi, la télévision publique suisse nous offre la possibilité d’observer l’esprit d’une époque, de saisir le reflet d’une configuration relationnelle ou organisationnelle propre à une période et de retracer, à travers les mots et les images, une histoire régionale du handicap.
Nos résultats montrent la diversité des acteurs individuels et collectifs que la RTS convoque pour parler des personnes ayant des in/capacités. Les églises, la famille, l’école, le monde du travail, les instances publiques et politiques, les institutions médicales et médicosociales, les associations sportives et de loisirs, les associations représentant les personnes concernées et/ou leurs familles forment le cadre dans lequel des personnes désignées comme « handicapées » apparaissent à l’écran. Les résultats montrent aussi que, dans ces cadres institutionnels, les personnes dites « handicapées » sont mises en scène dans un nombre très limité de rôles et de positions. Ainsi, les enfants désignés comme « handicapés » sont mis en scène le plus souvent comme des élèves scolarisés – pensionnaires des écoles spécialisées ou plus récemment dans des classes ordinaires – ou comme des enfants malades dans des hôpitaux où ils sont parfois aussi élèves et suivent des formes diverses d’enseignement. Les adultes sont eux aussi mis en scène dans des institutions médicales, comme patientes et patients à rééduquer ou malades à soigner. Ils sont également montrés comme des travailleuses et travailleurs dans le cadre d’ateliers occupationnels ou dans des situations professionnelles normalisées, comme bénéficiaires d’associations sportives ou de loisirs, ou encore comme résidentes et résidents de leurs lieux de vie, qu’il s’agisse d’institutions spécialisées ou du domicile parental. On croise aussi quelques personnages érigés en modèles d’intégration, dans des mises en scène qui cumulent les attributs d’une intégration par assimilation : un emploi, des réussites sportives, une grande autonomie fonctionnelle, un logement indépendant, un environnement humain bienveillant. Les personnes concernées sont rarement présentées comme partenaire d’un couple.
Si les objets, les aides techniques, les environnements architecturaux et technologiques se modifient progressivement, tout comme le vocabulaire, décennie après décennie, les configurations médiatiques du handicap qui apparaissent dans le traitement télévisuel de la RTS ont des formes et des facettes relativement stables depuis les années 1950. En somme, si les décors changent, l’histoire racontée reste identique.
En effet, il apparait que la RTS adopte une approche essentiellement promotionnelle lorsqu’il s’agit de médiatiser des personnes vivant avec des in/capacités. Elle entretient des relations étroites avec les institutions publiques et privées qui interviennent sur, avec ou pour les personnes dites « handicapées », contribuant ainsi à la définition de cette catégorie de population. Tout au long des années, elle médiatise les initiatives, les programmes, les innovations portées par ces institutions (Scheidegger, 2024). Se positionnant comme une caisse de résonance des pouvoirs institués (Quéré, 1982), elle répond à une demande visant à faire connaitre des écoles, métiers, institutions de prise en charge, associations, pratiques sportives ou thérapeutiques. Dans cette forme promotionnelle, les personnes dites « handicapées » sont souvent reléguées à l’arrière-plan, position qui limite leur accès à la parole. Ces analyses révèlent ainsi comment, progressivement, la télévision façonne le cadrage public du handicap. Il s’agit moins de faire rencontrer et connaitre des personnes spécifiques vivant des situations de handicap que de promouvoir les initiatives des entités privées et publiques qui « les prennent en charge ». En apparaissant pour soutenir ces initiatives (privées ou publiques), les personnes dites « handicapées » sont le plus souvent représentées comme des bénéficiaires d’une aide perçue comme allant de soi, voire comme intrinsèquement nécessaire. Cette mise en scène promotionnelle laisse peu de place à d’autres représentations des personnes vivant avec des in/capacités. En effet, l’aspect promotionnel du traitement télévisuel de certaines initiatives implique qu’il ne produit que très rarement un système d’opposition conflictuel ou un regard critique explicite sur les initiatives institutionnelles.
Le plus souvent, la RTS produit un panorama linéaire, une mosaïque traversée par certaines lignes de force, mais où les oppositions frontales restent rares. En lissant les potentielles oppositions et en les délimitant à des points de vue placés côte à côte sans jamais entrer en conflit, elle produit un drôle de consensus. Celui-ci ne résulte ni d’un échange entre les positions en présence ni d’un processus de négociation aboutissant à un accord commun, mais il est produit par le montage et l’alignement de différentes situations que permet la technique audiovisuelle. Ainsi, la RTS propose rarement des débats sur la thématique du handicap ou l’exposition de situations conflictuelles. Elle se contente d’exposer les prises de positions des acteurs et de promouvoir les initiatives publiques et privées, sans véritablement entrer dans la critique ou la controverse, sauf dans de très rares configurations.
Si, dans ses configurations les plus ordinaires, la RTS présente plutôt un espace de cohabitation où différentes perspectives coexistent sans s’opposer, cette mise en discours et en scène de positions antagonistes n’est toutefois pas dénuée d’un certain jeu de pouvoir, ni d’une préférence pour des cadres d’interprétation validistes. En effet, on peut préciser la normativité produite par ces mises en scène et en discours ainsi que ses conséquences dans la construction des représentations médiatiques des personnes dites « handicapées », en montrant que l’une des configurations relationnelles les plus prédominantes au sein des contenus médiatiques est la relation d’aide unilatérale.
Le validisme se définit par l’oppression des populations considérées comme handicapées. L’imaginaire validiste se structure autour de l’idée de hiérarchie entre les corps valides et les corps handicapés. Il érige le corps valide comme modèle auquel le corps handicapé doit se conformer, au même titre que dans l’imaginaire patriarcal, le corps masculin est pris comme référence, au détriment du corps féminin. (Aulombard, 2019, p. 131-132)
L’analyse diachronique de ces contenus audiovisuels produits par la RTS révèle que les personnes vivant avec des in/capacités y apparaissent comme dépendantes à l’égard d’un large réseau de soutien, et ce tout au long des sept décennies étudiées. Cette relation d’aide, mise en scène à travers la présence animale, technique et/ou humaine, notamment maternelle, est souvent associée à une dimension thérapeutique ou du « prendre soin de » (le cure et le care), le plus souvent dans les dimensions physiques, fonctionnelles et psychologiques. Qu’il s’agisse des parents ou des figures professionnelles des « institutions totales » – médecins, infirmières et infirmiers, institutrices et instituteurs, nurses – c’est le modèle de la prise en charge qui est majoritairement médiatisé. Comme l’ont montré les analyses de Justine Scheidegger (2024), la grande majorité des émissions produites par la RTS entre 1956 et 2019 sont tournées dans des institutions dites totales (Goffman, 1968, 1975) et/ou en présence d’un personnel (para)médical.
Ces résultats peuvent être mis en perspective avec l’histoire sociale des institutions en Suisse. Qu’elles soient « totales » ou plus ouvertes, ces institutions ont été, et demeurent encore aujourd’hui, des « foyers de vie » (Foucault, 1994) pour les personnes qui vivent avec des in/capacités. Ces lieux de tournage ne sont pas uniquement de simples décors, mais des reflets d’une histoire sociale et d’une organisation spécifique du traitement social du handicap en Suisse, et plus particulièrement en Suisse romande. La présence répétée de la RTS dans ces lieux institutionnels rend compte de l’organisation privilégiée et encore dominante, et donc du choix politique, de ségréguer les personnes vivant avec des in/capacités dans des institutions spécialisées[1].
Après avoir étudié le fonds d’archives de la RTS dans une perspective de sociologie de l’image, nous avons envisagé une poursuite de notre travail en adoptant une posture différente : celle de la sociologie par l’image (Vander Gucht, 2013 ; Vander Gucht & Sebag, 2013). En effet, pour tenter d’agir sur cet environnement médiatique, nous avons développé une recherche collaborative et participative par l’image avec six associations de défense des droits des personnes vivant avec des in/capacités, ainsi qu’avec le soutien de l’instrument Agora du Fonds national suisse pour la recherche (FNS) qui a pour but de promouvoir le dialogue entre les scientifiques et la société. Nommé « Sur les chemins de l’inclusion… (Re)Découvrir et discuter les représentations télévisuelles du handicap et de l’invalidité », ce programme de médiation scientifique, réalisé de juin 2022 à mai 2024 en collaboration avec Alexandra Tilman, a eu pour objectif de créer, dans une perspective participative et inclusive, un espace d’expression et de débat public permettant d’explorer la diversité des représentations, positions, discours et controverses relatives à la place sociale des personnes dites « handicapées » en Suisse romande. Pour ce faire, nous avons cherché à créer les conditions propices à la rencontre entre différentes catégories d’actrices et d’acteurs sociaux – réalisatrices et réalisateurs, journalistes, dirigeantes et dirigeants, salariées et salariés ou adhérentes et adhérents associatifs, collaboratrices et collaborateurs de la RTS – en organisant une découverte collective des archives télévisuelles de la RTS traitant du handicap. Ces échanges visaient à ouvrir un dialogue sur la manière dont les différences et les in/capacités sont représentées et abordées dans le discours télévisuel. Ainsi, l’organisation de ces rencontres avait pour ambition d’encourager et de montrer de nouvelles façons de penser collectivement une société inclusive.
Pour qu’une parole nouvelle puisse se faire entendre face au discours télévisuel, l’équipe de recherche a adopté une perspective inclusive, consistant à impliquer, systématiquement et durant tout le programme « Sur les chemins de l’inclusion », des personnes concernées par des in/capacités comme participantes et participants et comme collaboratrices et collaborateurs. La recherche participative s’est enclenchée avec la collaboration d’associations de défense des droits des personnes vivant avec des in/capacités et elle s’est poursuivie durant deux années. Trois grandes phases ont rythmé ces deux années : (1) une période avec des ateliers inclusifs au cours de laquelle ont été filmés les discussions et les débats suscités par le visionnage de séries d’archives télévisuelles ; (2) un temps de restitution collective de ces ateliers, marqué par la présentation de réalisations audiovisuelles en cours de construction et leur discussion critique ; puis (3) une dernière phase de médiation scientifique collaborative destinée à des publics variés, réalisée grâce à la plateforme web « Sur les chemins de l’inclusion » et le film documentaire INEXCLUSIO. Une histoire, des images, des visages (Figure 1).
Six associations de défense des droits des personnes handicapées implantées en Suisse romande se sont engagées dans ce programme participatif : ASA-Handicap mental, Agile.ch, Toute-Ouïe, Solidarité-Handicap mental, ProcapVaud, et le Collège de rétablissement de Genève Pro Mente Sana. L’engagement des collaboratrices et collaborateurs de la RTS a aussi permis des rencontres avec des réalisateurs ayant créé des contenus devenus aujourd’hui archives.
C’est une intense activité collective qui s’est organisée autour de la prise de contact, des rencontres, réunions d’explicitation du programme, de préparation des séances, du montage d’archives ainsi que de la captation des ateliers inclusifs dédiés au visionnage d’archives. Chaque participante et participant de ces ateliers a accepté de prendre la parole « face au » discours télévisuel, d’adopter une posture réflexive en exprimant sa réception personnelle des films d’archives projetés et ses propres expériences du handicap ; c’est-à-dire, en partageant ses savoirs expérientiels, professionnels ou théoriques. Chacune et chacun a aussi accepté d’être filmé durant ces débats collectifs. Parallèlement, des entretiens individuels ont été tournés avec des participantes et participants, ainsi que des séquences extérieures impliquant nombre d’autoreprésentantes et d’autoreprésentants des associations partenaires.
Le terme « autoreprésentant » ou « autoreprésentante » est utilisé pour signifier que ce sont des personnes elles-mêmes vivant avec des déficiences, des troubles ou des limitations de certaines capacités, qui représentent le collectif ou l’association de défense des droits des personnes vivant avec des in/capacités, dont elles sont membres actives.
Très rapidement les relations entre l’équipe de recherche et les autoreprésentantes et autoreprésentants ont évolué vers une collaboration régulière. Ces personnes, directement concernées par des situations de handicap et impliquées dans le programme, sont ainsi devenues des personnes-ressources essentielles, non seulement pour l’organisation et la mise en œuvre des ateliers inclusifs, mais aussi pour la coordination des tournages en dehors des ateliers inclusifs. Qui peut faire quoi ? Comment s’assurer que les ateliers soient accessibles à tout le monde ? Qui a besoin de quoi pour pouvoir participer à l’atelier ?
Cette phase d’ateliers inclusifs et de tournages a permis de produire près de 50 heures de rushs audiovisuels, documentant les activités de recherche partagées entre chercheuses et chercheurs, membres des associations et journalistes. L’engagement de chaque personne et l’acceptation d’être filmé durant les débats en petits groupes et lors d’entretiens individuels ou collectifs avec l’équipe de recherche – pour en faire ensuite des productions filmiques originales – ont créé les conditions de possibilité d’une parole singulière.
Au sein des ateliers inclusifs, chaque autoreprésentante et autoreprésentant a regardé et commenté, selon son point de vue, le discours télévisuel diffusé concernant la catégorie de population désignée comme « handicapée » ; métacatégorie regroupant tous les types de déficience ou de trouble et une très grande variété d’in/capacités. Chaque atelier de visionnage-débat a été l’occasion d’exprimer et d’entendre des analyses variées et des discussions très différentes de celles promues par le discours télévisuel. Si la prise de parole se faisait d’abord à la première personne du singulier pour certaines et certains, elle se formulait ensuite, très vite, à la première personne du pluriel lorsque l’atelier devenait groupe : « nous », « on », « mes camarades et moi », « nous, les personnes handicapées ».
Deuxièmement, les réalisations audiovisuelles en cours de construction, à partir des séquences filmées, ont été restituées aux autoreprésentantes et autoreprésentants. Ceci a permis des échanges très intenses sur ce que l’on peut ou non dire dans les productions filmiques qui vont être diffusées publiquement, et pour quelles raisons. Ces échanges essentiels à propos du contenu audiovisuel « à couper » ou « à laisser » sont des positionnements collectifs, à la fois face à la télévision et face à la société dans son ensemble.
La troisième phase de médiation scientifique collaborative consiste en des présentations publiques de nos productions filmiques[2] devant des populations diverses : publics scolaires et universitaires, publics des maisons de quartiers, assemblées générales associatives, actrices et acteurs politiques, etc. Chaque séance est animée par au moins une chercheuse ou un chercheur, une collaboratrice ou un collaborateur associatif vivant avec une in/capacité et une organisatrice de la séquence de médiation scientifique. Ici, le discours collectif se multiplie. En direct, il sort des séquences filmées. Il est réponse aux questions, expression libre, interactions. Il y a du « je », mais aussi du « nous » et du « vous ». Il y a un « nous » qui déconstruit l’évidence de la validité, en prenant la parole dans le temps des bords de scène, après les projections publiques du film. S’y expriment d’autres normes que celle de la validité normative instituée. Il y a d’autres débats, pas toujours consensuels. Ces temps pourraient être également filmés.
Il est encore trop tôt pour mesurer les retombées de ces programmes de recherche et de médiation scientifique sur un public large, car la phase de médiation scientifique collaborative se poursuit, et un ouvrage est en cours d’édition (Guyot et al., à paraitre en 2025). Cependant, la dynamique des liens tissés entre les chercheuses et chercheurs et les associations partenaires du programme « Sur les chemins de l’inclusion » est là, vivante et en mouvement. Tout d’abord parce que la direction scientifique de ces programmes a pris fin pour laisser la place à une direction associative des actions et des usages des productions audiovisuelles dans lesquelles l’ensemble des participantes et participants au programme ont été impliqués. Ainsi, nous continuons à organiser et animer ensemble des séances de projection-débat du film INEXCLUSIO, et poursuivons par là-même les situations de collaboration inclusive et engagée, aussi bien à l’initiative des acteurs associatifs que des chercheuses et chercheurs. Ensuite, parce que chacune et chacun d’entre nous peuvent ainsi s’engager et décider comment utiliser ces productions avec des publics variés, ouvrant la voie aux expressions libres d’une parole multiple, issue des réseaux associatifs de défense des droits des personnes vivant avec des in/capacités. Ce passage de relais, du monde académique au monde associatif, exprime la réalisation d’une sociologie collaborative et engagée, qui relie chercheuses et chercheurs, militantes et militants dans une lutte partagée contre le validisme.
Prof. Anne Marcellini ISSUL, UNIL Lausanne | Robin Guyot Doctorant ISSUL, UNIL Lausanne | Dre Justine Scheidegger Chargée de cours ISSUL, UNIL Lausanne |
Aulombard, N. (2019). Femmes handicapées et violences sexuelles ? Entre difficultés de prise en charge et empuissancement, Mouvements, 3(99), 131-135. https://shs.cairn.info/revue-mouvements-2019-3-page-131?lang=fr
Casetti, F., & Odin, R. (1990). De la paléo- à la néotélévision, Communications, (51), 9-26. https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1990_num_51_1_1767
Colon, D. (2019). Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain. Berlin.
Eco, U. (1985). La guerre du faux. Grasset.
Foucault, M. (1994). Dits et écrits IV (1980-1988). Gallimard.
Fougeyrollas, P. (2002). L’évolution conceptuelle internationale dans le champ du handicap : enjeux socio-politiques et contributions québécoises. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 4(2). 1-28. http://journals.openedition.org/pistes/3663
Giami, A., Assouly-Piquet, C., & Berthier, F. (1988). La figure fondamentale du handicap 1 : Représentations et figures fantasmatiques [Rapport du contrat de recherche Mire-Geral]. http://dx.doi.org/10.13140/RG.2.2.15116.97925
Goffman, E. (1968). Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux. Les éditions de Minuit.
Goffman, E. (1975). Stigmate : Les usages sociaux des handicaps. Les éditions de Minuit.
Guyot, R., Marcellini, A., Scheidegger, J. (Eds.). (à paraitre en 2025). Le handicap mis en scène. Une plongée dans les archives télévisuelles. Éditions Alphil.
Korff-Sausse, S. (2001). D’Œdipe à Frankenstein. Figures du handicap. Desclée De Brouwer.
Loi fédérale sur la radio et la télévision (LRTV) du 21 juin 1991, RS 784.40 (État le 23 juillet 2002). https://lex.weblaw.ch/lex.php?norm_id=784.40&source=SR&lex_id=19834&file=fr-pdf_file_a.pdf
Macé, E. (2006). La société et son double. Une journée ordinaire de télévision. Armand Colin
Quéré, L. (1982). Des miroirs équivoques : aux origines de la communication moderne. Aubier Montaigne.
Scheidegger, J. (2024). Des corps cadrés : Le handicap à la Télévision suisse romande au prisme d’une microsociologie de la rencontre médiatique (1956-2019) [Thèse de doctorat, Université de Lausanne]. UNIL. https://serval.unil.ch/fr/notice/serval:BIB_BC82975F1278
Vander Gucht, D. (Ed.) (2013). La sociologie par l’image : Revue de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles 2010-2011. Lettre Volée.
Vander Gucht, D., & Sebag, J. (2013). Pour la sociologie visuelle… et filmique. Dans R. Hamus-Vallée (Ed.), Sociologie de l’image, sociologie par l’image (pp. 142-148). Cinémaction
Pour en savoir plus sur les résultats de cette sociologie des contenus télévisuels, voir notre ouvrage collectif à paraitre en décembre 2025 : Guyot, R., Marcellini, A., & Scheidegger, J. (Eds.). (2025). Le handicap mis en scène. Une plongée dans les archives télévisuelles. Éditions Alphil. https://www.alphil.com/livres/1461-1815-le-handicap-mis-en-scene.html ↑
Ces productions filmiques sont disponibles en ligne : les vidéos sur la plateforme « Sur les chemins de l’inclusion » (https://cheminsinclusion.ch/) et le film documentaire sur la plateforme publique des archives de la RTS, co-productrice avec l’Université de Lausanne du film INEXCLUSIO – https://www.rts.ch/archives/2024/video/inexclusio-une-histoire-des-images-des-visages-28817060.html ↑